Tribune : Devenir une colonie numérique américaine, voire chinoise? Nous devons refuser cette fatalité

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Edouard Fillias et Bruno Retailleau :

« La France doit suivre l’exemple britannique et mettre en place, au sein de ses armées, une unité de lutte contre la propagande digitale »

05 novembre 2019

 

Cyber-attaques, vol de données et violation de la vie privée, désinformation numérique et déstabilisation politique par trolls interposés : âgé désormais de près de 40 ans, internet n’a pas tenu la promesse de sa prime jeunesse, celle d’une humanité pacifiée et unifiée. Le cyberespace, c’était la fin des super-puissances, prophétisait-on au seuil du deuxième millénaire. L’illusion aura été de courte durée.

A l’est, au pays des BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi), la Chine tisse sa toile autoritaire. A l’ouest, les Etats-Unis tirent les fils. Comme toujours. Entre 2005 et 2016, Google aura embauché près de 200 membres du gouvernement américain, nous apprend la commission d’enquête sénatoriale sur la souveraineté numérique. Parallèlement, une soixantaine d’employés du géant du web ont, sur la même période, rejoint la Maison Blanche, les agences gouvernementales ou le Congrès. Dans les replis de l’Etat profond américain, les Gafam (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) veillent au grain. Et engrangent massivement les données des Européens, celles de nos entreprises, de nos administrations, de nos concitoyens.


Mais sommes-nous réellement condamnés à devenir une colonie numérique américaine, voire chinoise ? Nous devons refuser cette fatalité. Les seuls combats perdus d’avance sont ceux qui ne sont pas livrés. Or, trop souvent en France, l’Etat se trompe de combat sur le numérique. Dernière illustration en date : la loi Avia sur la haine en ligne. Alors même qu’il se propose de les taxer, le gouvernement s’apprête à confier aux Facebook, Twitter et autres Google un nouveau pouvoir de suppression des contenus, autrement dit d’instaurer une censure privatisée. N’y a-t-il pas là, en plus d’une atteinte à nos libertés, un abandon de souveraineté ?

« Les données de nos administrations et de nos entreprises doivent pouvoir être stockées en lieu sûr, hors de portée des serveurs étrangers, dans un cloud public 100% français et européen »

Cessons de tendre aux Gafam le bâton pour nous faire battre et armons-nous vraiment. Saisissons l’épée et le bouclier. Le bouclier d’abord, parce que nos données doivent être protégées. A commencer par les plus sensibles : celles de l’Etat, de nos administrations, de nos entreprises également. Elles doivent pouvoir être stockées en lieu sûr, hors de portée des serveurs étrangers, dans un cloud public 100% français et européen. C’est le seul moyen de faire échec au Cloud Act, cette loi extraterritoriale des Etats-Unis qui permet à la justice américaine d’exiger nos données à tout instant, même lorsqu’elles sont hébergées sur le sol européen.

Mais nous devons aussi protéger nos données individuelles. Tous les jours, les internautes fournissent gratuitement aux géants du numérique des données que ces derniers monnaient à prix d’or, et sur lesquelles nous n’avons aucun contrôle. Autrement dit, le scandale est double : économique et démocratique. L’internaute doit pouvoir refuser ou accepter de transmettre ses données personnelles. S’il l’accepte, il doit être rémunéré par les plateformes concernées. La France doit être le premier pays à mettre en place la patrimonialité des données, comme le propose le think tank Génération Libre.

« Pourquoi ne pas créer une agence de contrôle de l’IA, afin de mesurer la qualité et la transparence des algorithmes, et qui aurait vocation à devenir européenne? »

Par ailleurs, si la puissance publique doit protéger la liberté et la propriété des internautes, il lui revient également de garantir la qualité des intelligences artificielles qu’ils utilisent. Nous le savons tous, pour en faire régulièrement l’expérience sur les plateformes : trop souvent, ces IA ne travaillent pas d’abord dans l’intérêt de leurs utilisateurs mais pour optimiser les profits et « fidéliser » le client. Certes, il est difficile de contrôler un code source, trop complexe et de surcroît évolutif. Cependant, il est tout à fait faisable de vérifier que les intelligences artificielles délivrent un conseil, des recommandations et des produits conformes à leur promesse commerciale. Pourquoi ne pas créer une agence de contrôle de l’IA, afin de mesurer la qualité et la transparence des algorithmes, et qui aurait vocation à devenir européenne ?

Mais notre pays ne peut se positionner comme un acteur incontournable sur l’échiquier numérique s’il se contente d’une stratégie exclusivement défensive. Soyons offensifs ! Soyons-le face aux Gafam naturellement. Ne nous contentons pas d’alerter sur les risques de la Libra, la monnaie numérique que veut créer Facebook : posons le principe de son interdiction et réfléchissons à la création d’une cryptomonnaie publique, comme le propose la commission d’enquête du Sénat. De même, la taxe française sur les Gafam n’est pas satisfaisante puisqu’elle dépendra des déclarations que feront ces groupes.

Être offensifs, c’est aussi faire échec aux tentatives de manipulation de nos opinions et de déstabilisation de nos institutions menées par des acteurs étrangers qui utilisent opportunément l’arme numérique. De l’affaire Cambridge analytica au jihad 2.0, les faits démontrent la réalité de la menace. Les Britanniques ont pris conscience de cet enjeu touchant à la sécurité collective de nos démocraties. C’est pourquoi ils ont créé une unité au sein de leur armée la 77e brigade, pour gagner cette guerre de l’information. La France doit suivre leur exemple et mettre en place, sous le contrôle de la délégation parlementaire au renseignement, une unité de lutte contre la propagande digitale.

« Concentrons nos investissements sur nos avantages compétitifs ! Grâce à son capital scientifique, mathématique et technique, la France a tous les atouts pour devenir un leader de l’intelligence artificielle et de l’informatique quantique »

Enfin, pour lutter à armes égales dans l’espace numérique, il nous faut également fixer des priorités stratégiques. Pour gagner des positions dominantes, la concentration des forces est toujours préférable à leur dispersion. La French Tech constitue indéniablement un réservoir de talents et d’innovation mais, en l’absence de priorités claires, elle ne saurait constituer une véritable stratégie de puissance pour la France. Concentrons nos investissements sur nos avantages compétitifs ! Ainsi, grâce à son capital scientifique, mathématique et technique, la France a tous les atouts pour devenir un leader de l’IA.

De même, elle doit accentuer ses efforts de recherche et d’innovation sur la prochaine technologie de rupture, l’informatique quantique. Notre pays peut également devenir un fer de lance sur les nouvelles imageries virtuelles, comme le fait déjà Dassault systèmes. Sur tous ces sujets, nous devons développer des alliances avec nos partenaires européens sur le modèle des coopérations renforcées.

Ouvrons les yeux : ce que nous vivons aujourd’hui, à travers la montée des tensions entre les nations et la crise de la gouvernance internationale de l’après-guerre, signe le retour de la puissance. Celle-ci n’est plus seulement militaire ou économique ; elle est désormais technologique. Car le cyberespace, c’est à la fois le « soft » et le « hard power ». Véhiculant des représentations, conditionnant parfois – malheureusement – les opinions, le numérique se présente désormais comme la poursuite de la guerre par d’autres moyens, ainsi que le démontrent le développement du hacking ou les stratégies digitales offensives menées par des Etats ou des acteurs proto-étatiques.

Pour nous autres Français, la difficulté tient à ce qu’en France la culture dominante chez les responsables publics ne les porte ni vers le numérique, ni même vers la puissance, tant la souveraineté leur apparaît souvent comme une idée dépassée. Elle ne l’est pas. La souveraineté reste l’horizon indépassable de la politique. Indépassable mais pas immuable. Car ses conditions d’exercice changent. Hier, elles plaçaient l’atome au premier rang des priorités stratégiques. Aujourd’hui, c’est l’algorithme. Mais c’est toujours le même défi qui nous est lancé :voulons-nous encore garder la maîtrise de notre destin commun ? Où préférons-nous, par paresse, par faiblesse, le remettre en d’autres mains ?

Pour ce qui nous concerne, notre choix est fait : c’est celui de la souveraineté pour la France et de la liberté pour les Français.

Edouard Fillias est président de l’agence d’influence et de marketing Jin et fondateur du think tank #Code3. Bruno Retailleau est président du groupe Les Républicains au Sénat et président de Force républicaine.

 

Source : www.lopinion.fr

Edouard Fillias