Technologies et Covid-19

Ambivalence du progrès, limites et perspectives


Introduction

La crise du Covid-19 a confronté l’Homo Deus décrit par Yuval Harari aux limites de ses capacités techniques, nous contraignant à un confinement primitif faute de réponses médicales. Elle a aussi révélé la pauvreté du débat public scientifique en France, pourtant essentiel pour nourrir l’opinion comme la décision politique. Au centre de toutes les attentes, ce débat s'est avéré défaillant, aggravant la défiance du public face aux institutions et au corps scientifique. Une défaillance tragique, alors que science et technologies seront plus que jamais présentes dans nos vies et les choix politiques à venir. Il fait également apparaître la nécessité de retrouver le contrôle des technologies-clés influant sur notre vie collective. C’est une condition d’exercice de nos libertés individuelles et de notre indépendance nationale. Si nous n’y parvenons pas, la démocratie elle-même sera mise en cause à l’occasion des prochaines crises majeures, qui feront apparaître celle-ci comme une triste préface, à commencer par celle que promet le changement climatique.

Toute crise majeure porte en elle une ambivalence. Elle révèle les fragilités de la société qui la traverse, éprouvant sa résistance et sa capacité de résilience. Par la nécessité soudaine de s’adapter, elle constitue également un accélérateur de sa transformation.

Celle que nous traversons, imposée par l'apparition d'un micro-organisme à l'autre bout du monde, n'échappe pas à la règle. Par la brutalité avec laquelle elle s'est imposée à nous, elle nous a arraché au confort de nos habitudes, assigné à résidence pendant des mois, mis en péril nos économies et forcé à nous interroger sur des pans entiers de nos modèles d'organisation.

Notre rapport aux sciences et aux technologies, fondements de la modernité occidentale dont le modèle s'est exporté dans le monde entier, est ébranlé. Il suscite à la fois doutes et espoirs, appréhensions et perspectives de dépassement.

Une science désenchantée

Ainsi, les limites de notre maîtrise scientifique sont soudainement apparues au grand jour pour nombre qui n'en avaient pas conscience. Une pandémie mortelle au XXIe siècle, dans nos contrées riches et modernes, vous n'y pensez pas ! Ce ne peut-être qu'une dystopie, une mauvaise série catastrophe. Alors que nous regardions sur les écrans la Chine confiner massivement sa population, la menace nous semblait toujours irréelle. Une grippette, tout au plus...

Quelques semaines plus tard seulement, la stupeur s'imposait en même temps que la pandémie gagnait nos contrées. Et une ribambelle de sachants, à défaut de savants, s'installait sur les plateaux de télévision et dans nos salons de confinement. Au mieux désemparés, au pire égocentrés, révélant pour la plupart leur impuissance face à la catastrophe annoncée, ils ne nous auront rien épargné : affirmations péremptoires, expertises contradictoires, modélisations incertaines, prévisions hasardeuses, publications truquées, disputes stériles, hygiénisme systémique, infantilisation atavique.

Aux côtés du pouvoir politique, les multiples synodes censés porter la réflexion scientifique, n'auront eu de cesse de discréditer cette démarche, multipliant les déclarations contradictoires, dans un empressement fort peu scientifique à communiquer, avec une légèreté confondante, auprès du public. Dès lors, comment le citoyen peut-il engager sa confiance dans la décision politique, censée se fonder sur la rationalité éclairée de la science ? Comment peut-il forger son opinion quant à l’opportunité du confinement par exemple ? Une aubaine que n'ont pas manqué d'exploiter les marchands de fausses nouvelles et les adeptes toujours plus nombreux de la « post-vérité », à l'image d'un Donald Trump jetant en pâture de simples fantaisies tenues pour vérités révélées.

Si la science semblait incapable d'apporter des solutions médicales afin que cesse la saignée, elle ne manquait pas pour autant de ressources pour aider les gouvernements à contrôler les populations confinées, avec plus ou moins de subtilité selon les régimes politiques. Applications de traçage, qui s’avéreront inutiles, fichage biométrique, drones de surveillance, robots de distanciation. Un techno-solutionnisme s'affichant sur tous les fronts, mais ne butant pas moins sur des limites rédhibitoires : intelligences artificielles en manque de données, applications de traçage inefficaces, remèdes prometteurs in vitro sans effets mesurables in vivo...

A défaut de solution, le numérique permet une certaine résilience

Pour autant, si la science et les technologies s'avéraient incapables de nous épargner un confinement moyenâgeux dans son principe, elles se montraient parfaitement efficientes pour nous permettre de le vivre dans des conditions fort différentes de celles qu'ont pu connaître nos lointains ancêtres.

Faisant preuve de sa résilience intrinsèque, même soumis à une demande inédite, Internet a tenu bon. Si la distanciation physique s'imposait à tous, les outils numériques ont permis au plus grand nombre d'échapper à une bien plus redoutable distanciation sociale. Ainsi, le télétravail est devenu la routine de millions de salariés, la télémédecine est sortie de la marginalité pour devenir une pratique de masse, les commerçants de quartier se sont lancés en quelques jours, à marche forcée, dans la vente de produits en ligne, tandis que les seniors les plus rétifs au numérique, faute de visites, se convertissaient aux applications de vidéoconférence pour entretenir les liens avec leurs proches.

A l'inverse, nombre d'entreprises commerciales qui n'avaient pas jugé utile de préparer leur mutation numérique se sont retrouvées dépourvues la bise venue. En témoignent les honorables enseignes qui ont été les premières à annoncer un dépôt de bilan ces dernières semaines. Ce ne sont que les premières d'une vague qui sera sans doute massive.

La révolution numérique à l'oeuvre depuis le début du siècle a ainsi connu une accélération sans précédent qui, gageons-en, ne connaîtra pas de retour en arrière. Les habitudes prises pendant le confinement qui se seront avérées utiles ou bénéfiques persisteront dans l'avenir.

Une résilience sous forme de pacte faustien…

Cette nouvelle donne n'est pas pour autant dépourvue de périls. Ainsi, l'activité des pirates du numérique n'aura jamais été aussi intense qu'en ce printemps, la diffusion de fausses nouvelles aussi systématique. La cybersécurité devient ainsi une préoccupation plus importante encore qu'elle ne l'était avant la crise. La tentation est grande aussi dans nombre de pays de maintenir à l'avenir les systèmes de surveillance mis en place au titre exceptionnel de la pandémie.

La question de notre souveraineté numérique apparaît également au grand jour. L’impossible conception de l’application Stopcovid a été un moment de vérité. Faute de pouvoir agir sans le consentement d’Apple ou Google, l’Etat Français s'est montré incapable de proposer une solution souveraine satisfaisante, menant au fiasco du projet. Ainsi, cette même technologie qui permettait notre résilience, nous révélait en même temps notre dépendance grandissante aux géants du numérique. Les scandales se sont ainsi succédé, de l’hébergement des serveurs de Zoom en Chine à la découverte de la gestion par Microsoft de notre Cloud de Santé national.

Quelques propositions

Compte tenu de ces menaces qui pèsent à la fois sur nos libertés personnelles et les fondements de notre démocratie libérale, notre groupe de travail, Code3, appelle le personnel politique à œuvrer résolument pour permettre que s'installe en France un débat scientifique de qualité et que s'organise une véritable reprise de contrôle des technologies vitales ainsi que de nos données stratégiques.

En effet, nous avons la conviction que l’humanité pourra gérer par le haut les enjeux vitaux de l’avenir : les crises biologiques, la question énergétique et le réchauffement climatique, la maîtrise du feu de l’IA, non par l’obscurantisme et le refus du progrès, mais bien par la recherche et l’innovation.

1/ Nous devons organiser un débat scientifique de qualité, c’est à dire lisible et utile à l’information des citoyens, des média et des élus, notamment en temps de crise

Le Conseil Scientifique doit être doté d’un fondement légal, pour coordonner notamment le conseil et l’expertise des différentes instances existantes : Santé Publique France, la HAS, le HCSP. Il s’agit de renforcer la lisibilité du décryptage scientifique.

Il se verra doter de moyens, sous la forme d’un budget et du rattachement des moyens existants de l’Etat, ainsi que d’une indépendance forte pour échapper à la tutelle politique comme aux coteries, afin de prodiguer un conseil de qualité aux élus tout en assurant une mission d’information et de pédagogie auprès de l’opinion.

Nous proposons que ce Conseil joue le premier rôle de démineur des fake news et de la désinformation scientifique, qu’il établisse avec pédagogie un panorama des débats scientifiques en cours, quitte à laisser la nécessaire place au doute et à l’incertitude.

2/ Nous devons assurer notre indépendance technologique pour les technologies vitales qui nous permettent de protéger nos données ou de gérer des crises

Dans la ligne de la Convention que nous avons organisé en novembre 2019 sur le thème de la souveraineté numérique, nous rappelons nos propositions clés :

Nous proposons une préférence 100% nationale et européenne pour le Cloud numérique stratégique. L’hébergement des données essentielles relatives à nos concitoyens, relatives à leur identité, à leur santé, à leur localisation, qu’il s’agisse de gestion de crises ou de projets au long cours, doit être français ou européen, et répondre aux critères de sécurité définis par l’ANSSI.

Plutôt que l’interdiction des plateformes, nous affirmons la nécessaire défense des données individuelles, via une loi de patrimonialité des données : c’est la reconnaissance de la valeur de nos données individuelles, qui deviennent une source de revenu choisi si nous décidons de les partager. Nous devenons ainsi maîtres de ce que nous fournissons aux plateformes et aux IA.

Nous proposons un contrôle permanent du fonctionnement des IA les plus stratégiques et les plus populaires, via les agences de protection des droits du consommateur, afin d’informer des abus perpétrés par certaines entreprises.

Enfin, nous suggérons avec vigueur un cours d’instruction civique à la vie numérique, pour tous les enfants, collégiens et lycéens, ainsi qu’à leurs parents, afin de les sensibiliser au bon usage d’Internet.

1. Sciences et technologies: un nouveau paradigme ?

2. Numérique : le Grand Bond en avant

3. L'intelligence artificielle à l’épreuve du virus

4. Les makers et l’impression 3D à la rescousse

5. Les robots sur tous les fronts

6. Surveillance et traçage: des mesures d'exception appelées à durer ?

1. Sciences et technologies: un nouveau paradigme ?

Comment la technologie nous a laissé tomber face au Covid-19 :

« Notre époque voue un culte aux nouvelles technologies. Elles occupent notre quotidien, créent nos besoins et nous sont devenues indispensables. Elles nous promettent de franchir toutes les limites, jusqu’à même prétendre faire reculer notre mort. […] Pourtant, pendant la crise du Covid-19 les technologies nous ont laissé tomber et ont failli dans leur rôle le plus important : nous maintenir en vie et en bonne santé. À l’ère de l’intelligence artificielle, de la médecine génomique, des robots et des véhicules autonomes, notre réponse la plus efficace à l’épidémie a été les quarantaines de masse, une technique de santé publique venue du fin fond du Moyen ge.

[…] L’échec le plus emblématique de la technologie pendant l’épidémie de Covid-19 a été celui des tests. […] Pendant les premières semaines critiques où le coronavirus aurait encore pu être contenu, de nombreuses personnes, même gravement malades, n’ont pas pu être testées pour le virus mortel. Quatre mois après le début de la pandémie, la plupart des États peinaient encore à effectuer le dépistage massif et fréquent, nécessaire pour mettre fin en toute sécurité à un confinement généralisé extrêmement coûteux.

[…] Combiné à l’absence de tests, un système de collecte de données de santé publique fragmenté et négligé a fait que les épidémiologistes et les hôpitaux en savaient trop peu sur la propagation de l’infection. À l’ère du big data, où des entreprises comme Google et Amazon utilisent toutes sortes d’informations personnelles pour leurs opérations de publicité et de commerce, les autorités sanitaires prenaient leurs décisions à l’aveuglette. C’est là une des raisons pour lesquelles les conseils scientifiques des gouvernements se sont jetés sur des modélisations, qui se sont révélées par la suite sujettes à caution scientifique, pour bâtir les stratégies de parade de l’épidémie.

[…] Le manque de tests et de données fiables n’est pas la seule raison qui a condamné tant de malades du Covid-19. La cause principale tient dans la pénurie de respirateurs pour traiter les malades gravement atteints et de masques pour juguler le plus possible les contaminations. Une pénurie aggravée par l’absence, dans la plupart des pays occidentaux, de moyens de production pour les fabriquer. Comment était-il possible que nous ayons été aussi démunis en capacités de production de biens essentiels pour la santé des populations ? […] Le désastre que nous avons vécu apparaît comme brutal et soudain ; en réalité, il s’est fomenté pendant des décennies. Il tient à la transformation de nos écosystèmes d’innovation.

[…] La capacité d’un pays à inventer puis à déployer les technologies dont il a besoin tombe rarement du ciel. Elle est le fruit de financements publics décidés par des politiques gouvernementales. Ce sont elles qui donnent l’impulsion décisive aux innovations utiles au bien-être de la population. On observe aujourd’hui que dans la plupart des grands pays occidentaux, l’investissement public dans la fabrication de produits cruciaux pour la santé publique n’a pas été considéré comme une priorité. Or sans direction gouvernementale, sans soutien financier et réglementaire, les nouvelles technologies cruciales ne peuvent voir le jour. Au lieu d’anticiper les besoins et d’éviter de se retrouver pris au dépourvu, qu’ont fait les États occidentaux au cours de ces quarante dernières années ? Ils se sont défaussés sur les marchés et les entreprises pour créer l’innovation.

[…] Les titans du numérique ont éclos, les seules entreprises dignes d’intérêt étaient les startups qui attiraient des centaines de millions sur des idées. En revanche, les domaines essentiels comme la fabrication et les infrastructures répondant aux besoins les plus fondamentaux d’un pays étaient délaissés des investissements et des choix publics. La pandémie de Covid-19 a été un révélateur dans de nombreux domaines. Mais celui où elle a dirigé une lumière des plus crues est bien celui de l’innovation et de la façon dont les États pensent l’innovation.

[…] Un article publié par la revue du MIT rappelle comment les économistes aiment mesurer l’impact de l’innovation en termes de croissance de la productivité, en particulier la « productivité totale des facteurs », c’est-à-dire la capacité à obtenir davantage de résultats à partir des mêmes facteurs de production. La croissance de la productivité est ce qui rend les nations avancées plus riches et plus prospères à long terme. Or, pour les États-Unis comme pour la plupart des autres pays riches, cette mesure de l’innovation a été catastrophique pendant près de deux décennies. L’auteur souligne qu’il existe de nombreuses explications au fléchissement de l’innovation. La première pointe les types d’inventions qui ont auparavant transformé l’économie, comme les ordinateurs et l’internet, ou avant cela le moteur à combustion interne, et qui ont cessé d’émerger.

Une autre tiendrait au fait que nous n’avons tout simplement pas encore appris à utiliser les technologies les plus récentes, comme l’intelligence artificielle, pour améliorer la productivité dans de nombreux secteurs. Mais le facteur le plus probable est que les gouvernements de nombreux pays ont considérablement réduit leurs investissements dans la R&D et la technologie depuis les années 1980.

[…] La baisse de la part de l’investissement public dans la R&D et la technologie conduit à deux conséquences. La première est que les recherches sur les technologies à haut risque ne sont pas menées par le privé. Elles sont en général l’apanage des États. La seconde est qu’en laissant la conduite de l’innovation au seul investissement privé, l’argent investi se porte naturellement vers les marchés les plus lucratifs. C’est pourquoi, les principales utilisations pratiques de l’intelligence artificielle ont été l’optimisation de la recherche sur le web, le ciblage des publicités, la reconnaissance vocale et faciale, et la vente en ligne. La recherche pharmaceutique a largement ciblé la recherche de nouveaux médicaments à succès. Les vaccins et les tests de diagnostic, dont le besoin se fait cruellement sentir aujourd’hui, sont moins lucratifs. Des fonds publics plus importants auraient pu stimuler ces activités. Il n’en fut rien.

[…] Il ne suffit pas d’inventer de nouvelles technologies, des robots, du numérique à tout va, des machines génialement avancées : le soutien public est également vital pour aider les entreprises à les adopter. C’est particulièrement vrai dans les grands secteurs économiques à évolution lente comme les soins de santé et l’industrie manufacturière, précisément là où les capacités du pays ont été le plus affectées par la pandémie. Cette situation aboutit à des situations absurdes : nos pays développés regorgent d’outils et d’appareils de haute technologie, nos enfants conversent naturellement avec des robots et bientôt nous ne conduirons plus nous-mêmes nos véhicules qui s’autoguideront par des capteurs hautement sophistiqués. Mais nos mêmes sociétés sont incapables de produire des masques, des blouses pour les soignants et les médicaments les plus élémentaires. »

Et la science domina le débat public, pour le meilleur et pour le pire :

« La pandémie de Covid-19 a placé la science et ses chercheurs au centre de la discussion publique et du débat politique. Un grand bain de culture scientifique pour le moins inhabituel, mais pour quelles conséquences ? La communauté de chercheurs en sortira-t-elle grandie ? Cette surexposition aura-t-elle plutôt des effets délétères, cassant la confiance de nos sociétés envers le fait scientifique ?Il est impossible de répondre d’un simple « oui » ou « non » à ces questions. D’abord, car nous n’avons pas le recul nécessaire. Ensuite, car le rapport entre science et citoyens ne peut se résumer ainsi. Il faut le diviser, le segmenter pour lui donner du sens. Enfin parce que les réponses péremptoires et définitives sont à proscrire ; et c’est peut-être le plus important, l’enseignement principal qu’il faudrait tirer de la crise sanitaire sur cette question.

« On assiste avec la pandémie actuelle à un grand bain de culture scientifique, il y a un travail collectif d’apprentissage en cours qui pourra à terme avoir des effets positifs », explique Michel Dubois, directeur de recherche au CNRS. Pour ce sociologue des sciences, grâce à « une forte présence médiatique de quelques grandes figures, le grand public en sait aujourd’hui davantage sur la virologie, mais plus largement sur la culture et la méthode scientifique ». Même si cet apprentissage ne dure pas et reste superficiel, on pourrait se dire que c’est une bonne chose. Car le scientifique est beaucoup plus apprécié que ceux qui occupent d’habitude le débat public et l’espace médiatique. « Si l’on parle beaucoup de défiance par rapport à la science, y compris chez les chercheurs, on ne l’a jamais vraiment vue dans les enquêtes d’opinions, où les taux de confiance envers les scientifiques sont situés entre 80 et 90% », rappelle le sociologue. Mais quel sera l’impact du coronavirus sur cette confiance ? « Ce que montrent les grandes tendances depuis les années 70, c’est que l’impact de ces crises sanitaires sur la confiance dans l’institution scientifique est limité, ces crises ne changent généralement pas les grands équilibres », précise Michel Dubois.

[...] Pour autant, rappelle Virginie Tournay, « l’image de la science n’est pas spécialement valorisée, 39% des Français seulement considèrent qu’elle apporte plus de bien que de mal » [...] Quand on demande si les Français font confiance aux chercheurs, « la représentation dominante est celle d’un individu qui travaille dans son laboratoire, un peu coupé du monde et revendiquant son autonomie », explique Michel Dubois. De l’autre côté du spectre, il y a l’expert, qui peut être la même personne, mais « extrait de son laboratoire, déplacé vers le politique ». En effet, un chercheur qui analyse simplement le génome du coronavirus et celui qui va vous expliquer que vous devez, ou non, prendre un traitement ou vous confiner chez vous ne sera pas perçu de la même manière. Quand il endosse son habit d’expert, le scientifique doit apporter des connaissances sur un problème sociétal concret, que ce soit l’acceptation d’une nouvelle technologie ou les mesures à prendre contre une épidémie. En donnant son avis, plus ou moins mesuré, le chercheur se rapproche du politique, qui est beaucoup moins apprécié dans les études d’opinion.

[...] Le coronavirus a propulsé, comme les précédentes crises sanitaires mais d’une manière encore plus importante, le scientifique au rang d’expert et donc au centre du débat politique et médiatique. Mais même sans cela, la pandémie a également rendue visible quelque chose de mal compris par la population : le fait qu’il n’existe pas une, mais des sciences. L’exemple le plus parlant est certainement celui de la chloroquine. Ce traitement contre le paludisme a totalement polarisé la population, entre les tenants d’une utilisation préventive et ceux estimant qu’il fallait laisser le temps aux essais cliniques de prouver ou d’infirmer son efficacité. [...] « C’est un sujet intéressant car il engage les conceptions de ce qu’est la science, sur lequel une large partie de la population s’est positionnée, notamment en faveur de l’efficacité de la chloroquine », note Jeremy Ward, sociologue de la santé. [...] « Mais il faut se garder d’interpréter ça comme une défiance envers la science : les acteurs au cœur de cette controverse ont des positions légitimes dans le monde scientifique », explique-t-il.

[...] Et il n’y a pas que la chloroquine. Confinement ou immunité collective, modélisations mathématiques divergentes, variation du taux de mortalité et de contagiosité du coronavirus… autant de sujets sur lequel le grand public a vu les chercheurs s’opposer, voire parfois se confronter via la polarisation médiatique, politique et inhérente aux réseaux sociaux. Une opposition encore plus visible du fait de la rapidité de la crise. [...] Mais est-ce une mauvaise chose ? « Cette période d’incertitude a rendu visible pour le public la dimension vivante de la recherche, ce que l’on appelle parfois la science en action », estime Michel Dubois. Mi-janvier, la communauté scientifique s’interrogeait encore sur la possibilité d’une contagion d’humain à humain. Encore aujourd’hui, les mécanismes d’immunité face au virus restent en partie mystérieux. [...] C’est normal, rappelle Michel Dubois: « L’illusion que l’on a souvent, c’est que le consensus émerge naturellement, qu’il est quasiment donné. Mais en réalité, ce n’est pas le point de départ. On commence par un désaccord, on ajuste, plus ou moins douloureusement en fonction des sujets et des avancées de la recherche. » Le consensus scientifique se crée par la recherche, par la confrontation, par la tentative de réfuter des affirmations, par la reproduction de résultats. C’est à force d’interrogations, de théories et d’expériences que se dégage ce que le sens commun perçoit comme la « science », c’est-à-dire un savoir stabilisé.

[...] Si la science se construit souvent via la controverse, on ne peut pas tout remettre en cause de la même manière et sans élément concret pour nourrir le débat. Or, toutes ces étapes intermédiaires, d’habitude invisibles, sont ici mises en exergue. Et ce serait une erreur pour Michel Dubois de chercher à cacher ces désaccords. « Les controverses ont une utilité sociale, elles participent d’une forme d’apprentissage collectif ». À l’inverse, en montrant la science comme une entité unie, finie et indivisible, on donne prise aux théories du complot, au rejet global de la parole scientifique. « Avec les réseaux sociaux, les discussions internes aux experts deviennent publiques, il y a une démocratisation de la preuve scientifique, n’importe qui va donner son opinion », estime Virginie Tournay. « Cela a pour conséquence une mise en doute constante de la production scientifique. [...] La vraie culture scientifique, c’est de faire la part des choses entre des incertitudes constitutives de la vie en société et des négligences humaines, des risques avérés (par exemple l’amiante, le sang contaminé) qui ont sérieusement ébranlé la confiance dans le rapport à la science », affirme la chercheuse.

[...] Depuis le début de l’épidémie, des milliers d’articles scientifiques sur le coronavirus ont été mis en ligne. Une masse d’information difficile à analyser, surtout que la plupart sont « prépubliés ». Normalement, une étude, pour paraître dans une revue, doit être relue et validée par d’autres chercheurs. Un système qui comporte de nombreuses faiblesses. C’est pour cela qu’existent des sites, comme medrxiv, permettant aux chercheurs de rendre disponibles leurs recherches avant toute évaluation. Mais ces éléments, si importants dans le partage de la connaissance, peuvent aussi inonder le monde de la recherche. Et diluer également les études complètes, aux éléments de preuves pertinents, dans un océan d’analyses moins précises, rendant la compréhension du sujet encore plus difficile pour les scientifiques, les journalistes, les politiques et les citoyens. Pour comprendre ce problème, en débattre et y apporter des solutions, il faut d’abord accepter que la science n’est pas parfaite, qu’elle fluctue, se débat, et que le consensus ne naît qu’après coup. Espérons que la crise du coronavirus permette à nos sociétés d’avancer sur cette question. »

Le Covid-19 a fait basculer la recherche dans le « binge-publishing » :

« Si l'épidémie de Covid-19 a bouleversé un certain nombre d'aspects de notre vie quotidienne, numérique et économique, il existe un autre domaine où elle a apporté de vrais changements: celui de la publication scientifique à portée médicale. En quelques mois, la recherche est entrée dans l'ère de ce que l'on pourrait appeler le binge-publishing, avec l'essor des plateformes de prépublication (preprint) mais aussi de publications évaluées de faible qualité, parfois très rentables.

[...] Il est d'usage que les scientifiques soumettent un article présentant les résultats de leurs recherches à une revue. Si celle-ci l'accepte, elle le fait relire par un comité de pairs, les reviewers, qui peut demander à ce que le texte soit retravaillé avant publication. Nommée peer review, cette procédure est censée garantir la qualité des études publiées. Une fois parus, les articles sont généralement payants. Mais depuis quelques années, avec l'émergence du mouvement des sciences ouvertes promouvant le partage des connaissances, les serveurs de prépublication se sont développés. Les équipes de recherche peuvent y déposer leur papiers en détournant la peer review initiale; ils seront ensuite commentés directement sur la plateforme ou sur PubPeer.

[...] Si cette pratique a été adoptée assez précocement en mathématiques ou en biologie, les sciences médicales étaient jusqu'à la crise du Covid-19 plus réticentes à faire usage des preprints, du fait du caractère sensible des données présentées. « Les résultats des preprints sont susceptibles d'être largement diffusés au grand public. Or, le public peut ne pas être en mesure d'évaluer la qualité de l'information et adopter par conséquent un comportement à risque pour sa santé. D'ailleurs, le site medRxiv précise qu'ils “ne devraient pas être traités par les médias comme une information établie” », souligne Clara Locher, praticienne hospitalière universitaire en pharmacologie clinique, qui lance avec son collègue Florian Naudet une étude sur le sujet.

[...] « L'épidémie de Covid a accéléré le recours aux serveurs de preprints, avance la chercheuse. Rien que sur medRxiv, on compte à ce jour 5.355 articles publiés sur la thématique Covid, auxquels il faut ajouter les 1.046 postés sur la plateforme bioRxiv »

[...] Le vrai problème que semble poser l'explosion des preprints durant la pandémie est leur partage, notamment sur les réseaux sociaux, et leur viralité. Le grand public, mais également les journalistes voire des médecins pas toujours très au fait de la dimension préliminaire de l'information donnée en prépublication, ont eu tendance à prendre leurs conclusions pour argent comptant. Résultat: beaucoup de cafouillages et de données contradictoires sans usage du conditionnel, que ce soit en matière de traitements, de modes de diffusion du coronavirus ou de prévention.

[...] Les preprints ont également pu être vecteurs de fake news, déplore Mathieu Rebeaud, qui a suivi de très près ces publications dès le début de l'épidémie : « Certains papiers ont été retirés au stade de preprint, à l'image de l'étude du professeur Perronne, qui a été mise en avant par Didier Raoult. Des petites études en faveur de l'efficacité de l'hydroxychloroquine ont été mises en avant sur les réseaux, mais jamais publiées après coup. Des résultats fantaisistes sur la bactérie Prevotella ont envahi le débat, suggérant que le SARS-CoV-2 était plus dangereux en présence de cette bactérie. »

[...] Du côté de la recherche hospitalière mais également des essais de grande ampleur et de la recherche industrielle, on note un usage intensif du communiqué de presse qui, s'il ne remplace pas forcément le preprint, le précède. L'étude de l'AP-HP sur le tocilizumab a par exemple donné lieu à une communication avant même une publication scientifique. Cette dernière n'a pas vu le jour, puisque le comité indépendant de surveillance et de suivi des données a démissionné. Si elle n'est pas nouvelle, cette pratique pose particulièrement question lors d'une crise aussi grave et dans un contexte où les molécules et vaccins sont produits par des laboratoires cotés en Bourse, les cours étant sujets à de fortes variations provoquées par les effets d'annonces.

[...] Il est un autre versant assez sombre de la science médicale que la crise du Covid-19 a porté à la connaissance d'un public plus large: le mécanisme des points Sigaps (pour « Système d'interrogation, de gestion et d'analyse des publications scientifiques »), qui se transforment en euros sonnants et trébuchants pour les établissements de santé menant des travaux de recherche. Ce système est directement lié à la tarification à l'activité mise en place en 2004. [...] « Dans beaucoup d'établissements publics, de nombreux personnels médicaux consacrent du temps à la recherche et à l'enseignement, ce qui réduit le temps passé au soin », indique le professeur Francis Berenbaum. « Le Sigaps permet d'équilibrer les moyens et de valoriser l'activité de recherche et d'enseignement. Il s'appuie sur les publications de l'équipe, avec un calcul basé à la fois sur le facteur d'impact et la notoriété de la revue et sur le rang du personnel dans les auteurs du papier. Chaque point Sigaps a une valeur de 648 euros donnés par le ministère de la Santé aux établissements, ce qui permet de combler une part des déficits des hôpitaux. Puis, hôpital par hôpital, il y a une négociation pour que l'argent soit fléché vers les équipes publiantes. » En toute logique, si une équipe publie un certain nombre d'articles dans des revues bien classées, elle rapporte une somme conséquente à son hôpital. Mais la T2A a ses limites: « Dès que l'on parle d'argent, on peut biaiser le système », regrette-t-il.

[...] Le désormais célèbre Institut hospitalo-universitaire (IHU) Méditerranée Infection de Marseille, dirigé par le professeur Raoult, pourrait bien constituer un exemple de contournement des règles du jeu. Beaucoup de publications de son équipe de recherche sont parues dans la revue New Microbes and New Infections, créée en 2013 et éditée par le groupe Elsevier. Ce titre paraît en quelque sorte être juge et partie : plusieurs scientifiques du laboratoire de l'IHU font partie du comité éditorial dirigé par le professeur Michel Drancourt, lui-même à la tête de l'unité de recherche Microbes, évolution, phylogénie et infection (Mephi) et bras droit de Didier Raoult. [...] Entre 2016-2020, Didier Raoult a cosigné 234 papiers dans New Microbes and New Infections, soit un tiers de son total pour cette période et 8% du total de ses articles depuis quarante ans. Dès lors que ces publications paraissent, elles rapportent de l'argent à l'AP-HM auquel est rattaché l'IHU, et une partie est directement reversé à l'institut. « Est-ce un détournement d'argent public ou bien juste un manque d'éthique personnelle ? À vous de juger », conclut le professeur Berenbaum. »

Comment le coronavirus a réveillé l’intelligence collective mondiale :

« Partout dans le monde, épidémiologistes, praticiens, ingénieurs, et tant d’autres, exploitent sans relâche le flot de données sur l’épidémie pour modéliser sa progression, prédire l’impact des interventions possibles ou développer des solutions aux pénuries de matériel médical. Ils génèrent des modèles et des codes ouverts et réutilisés par d’autres laboratoires. Le monde de la recherche et de l’innovation semble s’être pris d’une frénésie de collaboration et de production de connaissances ouvertes tout aussi contagieuse que le coronavirus. Serait-ce donc ça, la fameuse « intelligence collective » censée résoudre nos problèmes planétaires majeurs ?

[...] Ces trois dernières décennies, l’avènement d’Internet puis des réseaux sociaux a participé à l’effacement des limitations traditionnelles de l’intelligence collective, des sociétés « des savants » exclusives aux revues à accès payant, en passant par l’opacité du système de revue par les pairs. La recherche académique vit une facilitation technologique et une ouverture sans précédent permettant à une grande diversité d’acteurs d’interagir de manière immédiate et distribuée. On observe une croissance sans précédent des revues en accès ouvert et de sites d’archivage d’articles. Hors du système académique, des communautés non institutionnelles voient le jour : hackers, bio-hackers ou encore makers s’auto-organisent en ligne et participent à l’effort collectif de production de connaissance. C’est ce terreau fertile qui permet une réaction sans précédent à la crise de Covid-19.

[...] Au départ de l’épidémie, on a pu voir la recherche « traditionnelle » s’accélérer et ouvrir considérablement ses moyens de production. Des journaux prestigieux, qui font d’habitude payer pour l’accès à leurs articles, ont ouvert l’accès aux publications sur le Covid-19. Des données sur la progression de l’épidémie sont mises à jour quotidiennement – celles de l’Université John Hopkins par exemple sont le fruit d’un travail ouvert et collaboratif et ont déjà été réutilisées près de 9 000 fois sur la plate-forme de collaboration Github par des projets tiers. Des résultats sont publiés immédiatement sur des serveurs de pré-publication en accès ouvert ou sur les sites des laboratoires mêmes. Algorithmes et visualisations interactives sont en ligne sur GitHub, vidéos éducatives et de vulgarisation sur YouTube. Les chiffres donnent le vertige, avec à ce jour plus de 45.000 articles académiques académiques publiés sur le sujet.

[...] Plus récemment, des initiatives populaires ont émergé hors des cadres institutionnels, utilisant des plates-formes en ligne. Par exemple, une communauté de biologistes, d’ingénieurs et de développeurs a émergé sur la plate-forme de collaboration Just One Giant Lab (JOGL) afin de développer des outils à bas coût et open-source contre le virus. Cette plate-forme a pour vocation d’être un institut de recherche virtuel, ouvert et distribué autour de la planète. La plate-forme permet à des communautés de s’auto-organiser pour apporter des solutions innovantes à des problématiques urgentes et requérant des compétences fondamentalement interdisciplinaires ainsi que des connaissances « de terrain ». Elle agit comme clé de voûte afin de faciliter la coordination par la mise en relation entre besoins et ressources au sein de la communauté, l’animation autour de programmes de recherche, et l’organisation de challenges.

[...] L’auto-organisation de communautés a été l’apanage du monde open-source et l’origine de projets massifs tel que Linux. Elle devient aujourd’hui apparente dans la résolution de problèmes globaux et multi-disciplinaires, mettant la diversité des compétences au service de la complexité. [...] Comment faire en sorte que ces révolutions se pérennisent ? S’il est un enseignement que nous apprennent les « hackathons », ces événements mettant en œuvre les principes de l’intelligence collective pour générer des projets sur un ou deux jours, c’est qu’il est difficile de stabiliser l’activité de ces projets dans le temps, après l’effervescence de l’événement.

[...] Un point commun des communautés qui deviennent rapidement immenses est qu’on y est rapidement perdus ! Qui contacter pour résoudre tel problème ou répondre à telle question ? La solution : une « architecture de l’attention » permettant de guider les individus là où leur talent serait le plus apte à la progression du projet. Autrement dit, c’est dans les systèmes de recommandation, ces mêmes algorithmes qui ont fait le succès des réseaux sociaux que réside le graal de ces communautés. Une telle approche, basée sur les fondamentaux de la science des équipes et la science des réseaux, permet d’utiliser les traces digitales laissées par la communauté (interactions, discussions, projets réalisés, compétences déclarées) pour présenter dans un flux d’activité quelle serait la meilleure personne à contacter, le projet le plus pertinent à aider, ou encore la tâche la plus logique à produire par la suite. Au cœur de l’architecture de JOGL, de tels algorithmes permettent ainsi de favoriser ces rencontres hasardeuses qui s’avèrent être de manière inattendue bénéfiques à un projet. Le développement de tels algorithmes de recommandation au profit de collaborations massives nécessite l’apport de disciplines variés, allant de l’informatique aux sciences sociales, en passant par les mathématiques ou l’éthique. Finalement, le futur de l’intelligence collective se retourne sur lui-même : car c’est bien l’intelligence collective qui devra se mettre au service de son propre devenir. »

2. Numérique : le Grand Bond en avant

La crise du Covid-19 accélère la bascule dans le monde numérique :

« Travail, éducation, formation, achats, consultation médicale, divertissements, et même le sport… Avec la crise du coronavirus et le confinement brutal de milliards d’individus à travers le monde, tout se fait à distance depuis chez soi. À l’instar du Sras en Chine en 2003, qui avait précipité l’essor du e-commerce et du géant Alibaba, le Covid-19 est en train de bouleverser des pans entiers de la vie des citoyens, des entreprises et des gouvernements à travers le monde, accélérant furieusement certaines mutations technologiques à même de répondre aux nouveaux besoins.

[...] En France, un actif sur cinq travaillait en avril à 100% en télétravail, selon une étude Odoxa. Contraintes dans l’urgence d’assurer la sécurité de leurs salariés et la continuité de leurs activités à distance, les entreprises ont dû en un temps record équiper l’ensemble de leurs employés en ordinateurs portables et en accès sécurisés à leurs applications. Et 79% des Français se sont mis à utiliser des outils numériques qu’ils n’utilisaient peu ou jamais avant la crise : visioconférences, partage de documents, etc. Une tendance observée dans tous les pays touchés par le coronavirus, qui a provoqué une augmentation vertigineuse de l’activité des grands acteurs du cloud computing.

« La propagation du coronavirus pourrait pousser les entreprises à accélérer leur adoption de technologies modernes comme l’intelligence artificielle et le cloud » estime Arvind Krishna, le nouveau PDG d’IBM. « Les entreprises qui hébergent de l’informatique dans nos centres de données ont radicalement changé. Avant, elles me parlaient de mettre un peu de cloud dans leurs systèmes, maintenant, elles ne me parlent que de cloud first » confirme Sali Slim, directeur adjoint de l’hébergeur Telehouse France. « La crise aura deux effets cliquet, sur le télétravail et notre approche de la sécurité informatique » estime de son côté Bruno Caille, directeur technique chez Cisco France. L’intelligence artificielle y jouera un grand rôle pour rendre les réseaux plus « intelligents » et simplifier les déploiements à grande échelle. Sans parler des énormes besoins de cette technologie dans la recherche médicale sur le Covid-19.

[...] L’annulation en série d’événements et de salons physiques oblige aussi les entreprises à repenser leurs actions pour toucher de nouveaux clients. L’utilisation de la réalité virtuelle pour s’y substituer va s’installer dans la durée après la fin de la crise, de même que dans le secteur de l’e-learning tiré vers le haut sous le double effet des besoins en formation professionnelle et en éducatif à destination des enfants.

[...] La crise pourrait donc, quand elle se terminera, profiter aux entreprises technologiques dont les solutions facilitent le passage au numérique des entreprises.

[...] « Nous pouvons difficilement être davantage en première ligne que ce que nous faisons actuellement », relate Stanislas Niox-Chateau, fondateur et dirigeant de Doctolib. La plateforme Internet de prise de rendez-vous médicaux en ligne se démultiplie pour les patients et les soignants depuis le début de l’épidémie en imaginant de nouveaux services spécifiques. Le tout, gratuitement. L’effet le plus spectaculaire de la crise sur son activité ? La multiplication par 100 des téléconsultations hébergées par la plateforme. Auparavant, quelque 3.500 médecins en réalisaient 1.000 par jour en moyenne. Aujourd’hui, 125.000 professionnels de santé en font 100.000 par jour.

[...] En trois semaines, HP France s’est retrouvée confrontée à la demande de grandes entreprises en recherche urgente de plusieurs dizaines de milliers de PC portables pour leurs salariés, à celle des particuliers contraints d’acheter plusieurs ordinateurs pour équiper les différents membres du foyer brutalement rapatriés sous le même toit et à des besoins en impressions aussi bien pour les activités professionnelles qu’éducatives. Résultat, en trois semaines : une croissance des ventes de PC supérieure à 50% et une croissance des ventes d’imprimantes à jet d’encres entre 100 et 150% selon HP ! Une tendance qui s’observe dans tous les pays confinés et qui va se lisser dans le temps. Mais la crise a eu un autre effet, certainement plus durable : « Elle a mis la lumière sur la puissance de la technologie 3D », explique Pascale Dumas, PDG de HP France. HP a prêté des imprimantes 3D et fournit de la poudre au service des « visières de l’espoir », une initiative conjointe d’entreprises pour fabriquer des équipements de sécurité pour des hôpitaux. « L’impression 3D permet d’accélérer le prototypage, de raccourcir les chaînes de production, d’en relocaliser une partie. La bonne question à se poser est dans quels cas et dans quels domaines est-elle pertinente », insiste Pascale Dumas.

[...] La plateforme américaine de communication collaborative Slack, dont la moitié du CAC40 est cliente, a vu le nombre de messages échangés bondir de 44% en France au début du confinement. « Il y a une forte croissance des utilisateurs et de nouveaux profils sont arrivés, comme des services publics ou des associations. Notre plateforme est aussi utilisée pour gérer les relations avec les fournisseurs, proposer des formations ou gérer des recrutements. Les entreprises ont besoin d’outils qui marchent pour gérer l’urgence », note son directeur en France Jean-Marc Gottero. Slack met aussi l’accent sur la protection des données. « Depuis fin janvier, nos serveurs sont basés en France. Et nous ne compromettons pas nos exigences de sécurité avec la montée en charge que nous vivons actuellement », souligne-t-il. Slack entend « transformer cette crise en opportunité » afin de transformer ces nouveaux venus en clients pérennes. « De nombreuses entreprises découvrent le télétravail, et se rendent compte que cela marche. Il n’y aura pas de retour en arrière », veut croire Jean-Marc Gottero. « La digitalisation du travail va ouvrir un nouveau champ d’opportunités. Il y a une impérieuse nécessité pour les entreprises françaises de s’y projeter. »

[...] Avec le recours massif au télétravail, la demande mondiale pour des puces mémoires a fortement augmenté. Elle est tirée avant tout par le marché des ordinateurs. Leurs ventes ont augmenté avec le confinement de quasiment un tiers de la population dans le monde, entraînant dans leur sillage la demande en composants pour les produire. Le même phénomène s’est produit pour les serveurs : il a fallu augmenter les capacités de centres de stockage de données et de calcul pour faire face à la nouvelle organisation du travail. Or, cela requiert des équipements supplémentaires, donc des puces. En tant que numéro un mondial des semi-conducteurs, Samsung en profite donc directement. Le groupe coréen tire aussi avantage de ses récents investissements. Il a ainsi déboursé 14 milliards de dollars pour augmenter ses capacités de production dans le secteur.

[...] Microsoft a annoncé que le nombre d’appels vidéos lancés depuis sa plateforme Teams a bondi de 1000% en mars. La durée cumulée des réunions virtuelles organisées sur Teams le mois dernier a été multipliée par trois par rapport à mars 2019. Avec les mesures de confinement, les entreprises se sont saisies de cette plateforme de communication collaborative, rivale directe de Slack. C’est en réalité l’ensemble des services de Microsoft fonctionnant grâce à son cloud Azure qui sont sollicités comme jamais auparavant. Le géant américain a indiqué fin mars que l’usage de son service de « poste de travail virtuel » a soudainement triplé. Ce dernier permet à un salarié en télétravail d’accéder à distance et en toute sécurité à ses logiciels professionnels, même s’ils ne sont pas installés sur son ordinateur personnel. « Nos clients prennent plus que jamais conscience en ce moment de l’importance du cloud », a déclaré Xavier Perret, directeur de Microsoft Azure France. Mais Microsoft semble craindre qu’Azure se fissure face à une demande sans précédent. Il a dû couper plusieurs fonctions de ses plateformes, et priorise les demandes de nouvelles ressources cloud en faveur des univers de la santé, des banques ou de l’alimentaire. »

Le confinement a été l'occasion d'un « Grand Bond en avant numérique » :

« Il n’existe pas de marché du digital, pas plus qu’il n’existe de secteur numérique. Le numérique est une vague technologique qui s’impose à nous et transforme nos modes de production, de consommation, nos hiérarchies sociales et nos organisations politiques. Le confinement a été l’occasion d’un « Grand Bond en avant numérique », car la distanciation sociale n’était en réalité qu’une distanciation physique : les activités humaines interrompues par la pandémie ont parfois pu se poursuivre à travers des usages numériques. C’est ainsi que l’on a vu une multiplication par dix du nombre de télétravailleurs, un doublement du e-commerce ou encore... une augmentation de 56% des contenus haineux en ligne. Le meilleur a côtoyé le pire, mais on peut d’ores et déjà voir trois domaines où une meilleure adoption des usages numériques serait bénéfique.

[...] La santé tout d’abord ! L’hôpital public et la recherche médicale souffrent d’un sous-investissement chronique. Des innovations digitales, comme l’informatique quantique ou l’intelligence artificielle, permettraient de modéliser plus rapidement les molécules ou d’assurer un meilleur suivi des patients. Il a fallu le Covid-19 pour que les mondes du digital et de la biotech, les univers de la santé publique et des startups de la e-santé renforcent leurs coopérations. [...] La cybersécurité fera également partie des investissements que les entreprises et les services publics ne pourront plus faire semblant d’ignorer. Il y a eu quatre fois plus de cyberattaques pendant la période du confinement ! [...] Enfin, nous tenons une opportunité sans précédent de dynamiser nos petits commerces de centre-ville face aux rouleaux compresseurs américains. Pendant le confinement, certains ont pris le taureau par les cornes et se sont digitalisés en un temps record avec les moyens du bord : un site internet maison, la constitution d’un fichier client, des services de paiement digitaux et hop la commande en ligne et la livraison ont vu le jour ! L’exemple le plus emblématique est Rungis, qui s’est mis à vendre en ligne pour la première fois de sa vénérable histoire.

[...] Le coronavirus et ses conséquences doivent être vécus comme une ultime répétition générale. La génération qui vient vivra de nombreux autres moments violents de rupture soudaine des activités humaines. Quels que soient les résultats que l’Humanité atteindra dans sa lutte contre le changement climatique, nous serons confrontés tout au long du 21ème siècle à une intensification des vagues épidémiologiques et des épisodes climatiques extrêmes. [...] Nous devons nous accoutumer à ce que les déséquilibres que nous avons laissé s’installer entre nous et la Nature produisent des ruptures violentes et soudaines des activités humaines. Face à cela, les usages numériques seront souvent les seules solutions pour assurer la continuité de notre activité économique, nos services publics, nos liens sociaux. Transition environnementale et transformation numérique sont les deux faces d’une même pièce. C’est ce que vient de nous révéler la crise du coronavirus et c’est ce que les entreprises, les pouvoirs publics et les citoyens vont devoir intégrer rapidement.

[...] En l’état actuel de désarmement technologique de nos acteurs privés et publics, il serait illusoire de prétendre mener la transformation numérique de la France sans les « Big Tech » étrangères. Si le but des pouvoirs publics est d’assurer la souveraineté technologique du pays, il faudra acter un choix politique fort et investir plusieurs dizaines de milliards d’euros supplémentaires dans les solutions made in France portées par notre écosystème local de startups. Notre retard est important, et les géants du CAC 40 portent une responsabilité historique : les grands groupes américains et chinois investissent six fois plus dans les startups de l’Intelligence Artificielle que les grands groupes européens.

[...] Les conséquences du coronavirus sur l’emploi sont terribles : un million de demandeurs d’emplois supplémentaires ! Il serait illusoire d’imaginer que tous seront embauchés dès demain dans des startups, mais il est raisonnable de penser que les métiers numériques, durables et non-délocalisables, sont une partie de la solution. La transition vers les métiers numériques pourrait être enclenchée par un mécanisme simple : pourquoi ne pas transformer le chômage en « congé formation numérique » ? En garantissant le même niveau de protection sociale, de nombreux salariés pourraient sereinement se doter de solides compétences digitales, dont nos industries ont cruellement besoin. Le coût du chômage partiel serait moins lourd pour le contribuable, puisque les CPF et les OPCO prendraient le relais. Ce serait du gagnant-gagnant ! »

Comment Internet a résisté au confinement :

« Les Cassandre imaginaient les pires congestions. Force est de constater qu'Internet a plutôt bien encaissé le plus grand pic d'usage de son histoire. Mieux, il n'a jamais été aussi bien portant. On bénéficierait même aujourd'hui d'une infrastructure plus résiliente et plus performante. Il y avait pourtant de quoi s'inquiéter. Pendant les semaines de confinement, le Web était notre cordon ombilical vers l'extérieur. Nous en sommes devenus dépendants pour l'école des enfants, les apéros virtuels ou les réunions de travail. Les artistes y ont trouvé un nouveau mode d'interaction avec leur public. Les assignés à résidence, une façon de se divertir avec les jeux en ligne ou les plateformes de streaming.

[...] « Ni le réseau électrique, ni la distribution d'eau, ni les transports n'auraient pu supporter une telle explosion des usages, insiste Matthew Prince, patron de Cloudflare, spécialiste de l'accélération et de la sécurité sur la Toile. Internet a réussi car il a été prévu pour ça ! » Toute l'architecture a été conçue, dès le départ, sans aucun point central. S'il y a un bouchon à un endroit, les flux sont automatiquement réacheminés via un autre itinéraire. Par nature, les infrastructures surdimensionnées compensent celles qui sont surchargées. C'est pourquoi aucune congestion majeure n'a été enregistrée en Europe, malgré la surconsommation. Pourtant, certaines applications, comme celles de visioconférence, ont connu des bonds de 400%. Des services qui impliquent une quasi-synchronicité entre les propos des différents participants aux réunions. Certes, il y a eu des ralentissements ici ou là, et quelques coupures. Mais rien d'exceptionnel par rapport à ce que l'on constate en temps normal.

[...] On pourrait imaginer que ces bons résultats sont liés aux mesures préventives : décalage du lancement de la plateforme Disney+, ralentissement des débits chez Netflix, YouTube et consorts, à la suite de l'appel du commissaire européen Thierry Breton. Plus de la moitié du trafic mondial est en effet monopolisé par la vidéo, des flux très lourds qui pèsent sur les réseaux. Selon les spécialistes, pourtant, l'impact de ces mesures serait négligeable. « Quand Netflix et YouTube ont décidé de ralentir, rapporte Matthew Prince, c'était surtout pour anticiper et se laisser le temps de mettre à jour leurs équipements. » Confirmation chez Netflix, qui revient progressivement à ses débits d'avant confinement en Europe. « Rien qu'au cours du dernier mois, nous avons multiplié nos capacités par quatre, a expliqué un porte-parole du groupe. Au fur et à mesure, nous levons les limitations. »

[...] C'est donc moins une baisse de la demande qu'une augmentation des moyens pour y répondre. Depuis l'explosion du Web et du commerce électronique dans les années 2000, l'ensemble du secteur s'est préparé aux pics de consommation, ainsi qu'à une hausse mensuelle de 3% du trafic mondial. Résultat : tout ne repose plus uniquement sur les opérateurs. L'accès à leur service étant devenu critique, de nombreux acteurs contournent le réseau public et passent par leurs propres infrastructures. Cela permet de garder le contrôle et d'accélérer encore plus le trafic pour ne se connecter aux opérateurs qu'au plus près du client. [....] Désormais, la plupart des acteurs ont des plans de progression de leur activité sur cinq ans. Et des réserves d'augmentation de trafic de six à douze mois. Ce qui leur a permis d'afficher une certaine sérénité par rapport à la solidité du réseau. Cette hausse était donc anticipée, mais elle aurait dû s'étaler sur plusieurs années, non pas se produire aussi rapidement.

[...] La principale préoccupation aura été de savoir combien de temps le confinement allait durer. Car une fois toutes les réserves débloquées, il faut aller physiquement sur le terrain installer du nouveau matériel. Pas toujours possible entre les problèmes d'approvisionnement en Chine et les restrictions de déplacement. Dans son malheur, le secteur a eu de la chance. De grosses capacités avaient été réservées pour accueillir des compétitions internationales comme la Coupe d'Europe de football, la Formule 1 ou les Jeux olympiques. Les événements ayant été annulés, la surcapacité a pu servir ailleurs. Plutôt que de mettre le réseau à genoux, la crise a permis d'anticiper sa modernisation. [...] Paradoxalement, à l'issue du confinement, Internet est de bien meilleure qualité qu'au début. Pendant longtemps, le haut débit était vu comme un privilège. Avec les enfants à la maison et le télétravail, il apparaît désormais aussi nécessaire que l'électricité ou l'eau. Heureusement qu'il ne s'est pas écroulé. »

Le confinement a converti de nombreux commerçants à la vente en ligne :

« De nombreux commerces ont créé des sites de commerces en ligne durant la période de confinement. La France qui était en retard par rapport à certains pays s'est digitalisée à marche forcée. [...] Selon PrestaShop qui propose des solutions e-commerce clé en main à 60.000 sites en France, la création de boutiques en ligne a fait un bond de 39%. « Ce sont des milliers de sites qui ont été créés depuis début mars, indique Alexandre Eruimy, directeur général de PrestaShop. On note une vraie accélération en France qui rattrape son retard par rapport à certains pays comme le Royaume-Uni. Le confinement a permis cette accélération forcée pour trouver des relais d'activité. »

[...] Ce sont tous types de commerces qui ont voulu proposer une offre en ligne ces dernières semaines. Les restaurants contraints à la fermeture, les petits commerces alimentaire ou même Carrefour qui a créé fin mars un site baptisé Les Essentiels Carrefour qui permet de commander des packs de courses pré-définis et de s'y abonner. « Il y a différents usages qui se sont développés durant le confinement, note Alexandre Eruimy. Des consommateurs comme les personnes âgées se sont convertis à l'achat en ligne en général et d'autres ont testé la livraison de produits alimentaires et d'hygiène. C'était des usages qui existaient avant mais qui vont être plus forts dans les années à venir. »

[...] Les habitudes prises durant cette période vont probablement en partie perdurer dans les années à venir. L'offre d'achat en ligne s'étant fortement développée dans un pays qui avait du retard dans la digitalisation de son économie. Selon un rapport de la Commission européenne de 2019, seulement 63% des petites entreprises françaises disposaient d’un site web contre 91% pour leur homologues allemandes. « Mais cela peut changer, de nombreuses petites boutiques sont passées au digital comme Les Tarés du Vrac à Toulouse par exemple qui s'y est convertie », explique Alexandre Eruimy. Le confinement aura tout de même permis à l'économie de se développer. »

Le télétravail va-t-il devenir la norme dans les entreprises ?

« Le confinement prolongé a provoqué une explosion inédite du télétravail. Une révolution partie pour durer ? Pour Jean-Luc Petithuguenin, PDG de Paprec (collecte et recyclage de déchets) et figure historique du patronat français, le confinement a eu l'effet d'une révélation: « Après y avoir toujours été opposé, je suis devenu un nouveau converti du télétravail ». Mi-mars, son service technique s'est démené pour équiper en quelques jours la direction et les fonctions support afin de maintenir l'activité à distance. Paprec passant ainsi d'à peine 50 télétravailleurs occasionnels, à 1.200 à temps complet, sur 10.000 collaborateurs. « Je suis impressionné par l'efficacité que procure le télétravail. C'est certain qu'on le déploiera davantage à l'avenir. »

[...] L'écrasante majorité des entreprises ayant poursuivi une activité depuis mi-mars a dû se convertir dans l'urgence, et parfois dans la douleur, au travail à distance généralisé, pour tout ou partie de ses équipes. Résultat, 25% des Français, soit environ 5 millions de personnes, ont travaillé à distance pendant le confinement selon le ministère du Travail, contre à peine 7% en 2017. Une explosion qui est partie pour durer. « Sur le télétravail, nos clients suivent majoritairement les consignes du gouvernement en optant pour le statu quo au moins jusqu'en septembre », rapporte Olivier Brun à la tête du cabinet Greenworking qui conseille une trentaine de grands comptes. C'est notamment le cas de Safran, Veolia, Publicis, L'Oréal, Orange... Le quartier d'affaires de La Défense resté désespérément désert à la levée du confinement, est à ce titre emblématique. La semaine dernière, les quatre grandes tours du quartier d'affaires, occupées par Société Générale étaient par exemple à peine occupées : 1.000 salariés sur les 15.000 habituellement.

[...] De quoi inscrire le travail à distance comme la nouvelle norme dans les entreprises ? Dans les prochaines semaines, le télétravail sera encore la solution privilégiée par 21% des travailleurs, selon un sondage. Le tiers d'entre eux prévoit de le pratiquer en alternance avec des visites sur le lieu de travail. Mais attention, A plus long terme, 74% des DRH interrogés fin avril par l'Association nationale des DRH anticipent son développement pérenne. « Après la crise, je m'attends à une montée en puissance du télétravail car nous avons appris à mieux travailler à distance. Cette période a été une forme d'éducation managériale », témoigne Stéphane Dubois, DRH de Safran, qui est passé en France de 5% à 27% de télétravailleurs. « A l'occasion du confinement, les managers ont bien vu que le télétravail, même de manière massive, pouvait fonctionner. Ils ont bien noté qu'il était possible d'animer une communauté de travail par le biais de Zoom. Cela ne veut pas dire que tout doit se passer en dehors des bureaux. Au contraire, les réunions dans les locaux ont toute leur place, ce sont des moments où l'on se retrouve », juge pour sa part Frédéric Oudéa, directeur général de Société Générale. Xavier Chéreau, le DRH de PSA, va même plus loin en annonçant vouloir « renforcer le travail à distance, et en faire la référence pour les activités non reliées directement à la production ».

[...] Un essor qui est en tout cas plébiscité par plus des trois-quarts des salariés sondés fin mars par Odoxa. « Avant le coronavirus, on estimait déjà que 50% des emplois seraient télétravaillables en 2030. Nous allons juste aller plus vite », pronostique Daniel Ollivier, auteur de Manager le travail à distance et le télétravail. Une vision que ne partage pas totalement Aurélie Leclercq-Vandelannoitte: « J'ai des réserves sur la généralisation du télétravail. Certains employeurs vont certes l'adopter comme un outil intégré à leur organisation, mais pour d'autres j'anticipe à l'inverse un effet repoussoir après ces longs mois de travail à domicile dégradé, en particulier pour les mères de famille pendant le confinement. Cela est aussi dû au fait que le bureau reste encore un élément fort de lien social et de vivre ensemble », analyse la chercheuse au CNRS, spécialiste des évolutions du travail et du management.

[...] Autre limite du télétravail : même en tant de confinement, il n’est encore réservé qu’à une poignée de privilégiés, surtout des cadres et Franciliens. Ainsi, 41% des actifs qui ont travaillé à distance en Île-de-France contre par exemple seulement 11% en Normandie. « Le Covid-19 a joué comme un facteur multiplicateur des inégalités face au travail, relève par ailleurs l'étude. Alors que les cadres ont pu conserver leur travail et l’exercer confortablement en télétravail (57%), les catégories populaires l’ont, soit perdu, soit se trouvent contraintes de l’exercer en présentiel. » « Ce qu’on découvre avec la crise, c’est une scission, voire une inégalité, entre ceux qui peuvent télétravailler et les autres. Pour ces derniers, nous devrons trouver des compensations notamment financières », anticipe l'économiste Nicolas Bouzou.

[...] Tsunami ou pas, chacun s’accorde pour dire que le virus provoque un véritable changement de paradigme autour de cette pratique jusque-là occasionnelle et très peu formalisée, malgré un cadre légal assoupli depuis les ordonnances Macron de 2017. « Même du côté des plus réfractaires, le télétravail est désormais vu comme un moyen d’assurer la pérennité de l’activité et de protéger les salariés. Cela va laisser des traces », estime Daniel Ollivier. L’occasion pour les employeurs, selon Muriel Pénicaud de définir, via « une charte » ou « un accord » avec les syndicats, « un mode d'emploi du télétravail », mais aussi de questionner « l’utilité de certains déplacements, la 'réunionite' qu’on a parfois, des modalités de travail qui sont pesantes, le temps des transports ».

Le confinement, un accélérateur pour la télémédecine :

« Si le Covid-19 met à l’épreuve nos systèmes de santé, il pourrait aussi constituer pour la télémédecine une formidable opportunité de diffusion. En France, le décret publié le 9 mars lève un frein réglementaire en assouplissant les règles d’accès à cette pratique pour la durée de l’épidémie. La visite préalable chez le médecin généraliste n’est plus une condition d’accès à la téléconsultation, désormais remboursée à 100 % par l’Assurance-maladie.

[...] En France, la télémédecine se caractérise par une offre de service de santé fragmentée, encore peu étendue et qui semblait peiner jusqu’à ce mois de mars à s’imposer, malgré le grand nombre de programmes et d’actions développés ces dernières années dans le cadre des expérimentations soutenues par les agences régionales de santé. La pratique ne manque pas d’atouts : c’est un outil efficace pour la prise en charge des maladies chroniques et elle peut également répondre à la désertification médicale. Elle contribue aussi à réduire les fortes tensions économiques que connaît le système de santé. Si la télémédecine n’est pas encore une pratique courante en France, elle a déjà conquis de nombreux pays. Notamment ceux qui font face à des problèmes de distance, à des conditions climatiques difficiles, ou qui souhaitent compenser une faible densité de ressources médicales sur certains territoires. Le Canada, les États-Unis et les pays d’Europe du Nord en sont ainsi les pionniers, en raison aussi d’un développement déjà ancien lié à l’usage précoce des technologies.

[...] La crise sanitaire que nous traversons se traduit par une accélération sans précédent du recours à la téléconsultation. Elle illustre la manière dont l’usage de la télémédecine par la médecine de ville peut permettre de limiter l’afflux de patients vers les hôpitaux. Ainsi, la semaine du 16 au 22 mars, selon la Caisse nationale d’assurance maladie, ce sont 80 000 téléconsultations qui ont été facturées, soit le double de celles réalisées au cours du mois précédent. Les médecins généralistes se sont massivement inscrits sur les plates-formes de téléconsultation : le contexte sanitaire a joué comme facteur déclencheur d’adoption d’une nouvelle pratique.

[...] Face aux plates-formes publiques qui dominent largement le secteur, les acteurs privés ont rapidement identifié une opportunité d’accroître leur part de marché. Ainsi, plusieurs entreprises comme Doctolib, CompuGroup Medical ou encore Hellocare, ont mis à disposition gratuitement, pendant la durée de l’épidémie, leur solution de téléconsultation. Ces entreprises misent de manière opportuniste sur l’installation d’habitudes : une fois l’outil maîtrisé, il y a fort à parier que le médecin utilisateur sera tenté de continuer à l’utiliser. Nul doute que la concurrence entre les plates-formes publiques et privées sera renforcée par cet épisode.

[...] Cette pandémie devrait conduire le gouvernement à repenser de modèle « à la française » des plates-formes régionales. Celles-ci pèchent globalement par leur manque de mutualisation et d’interopérabilité : il n’est pas aisé d’y intégrer tous types de données médicales. Autre faiblesse, l’absence d’un déclenchement possible par le patient. En effet, seuls 11% des plates-formes permettent un accès direct des patients, leur activité étant fortement dominée par la téléexpertise entre les professionnels de santé. Seules 2% des téléconsultations ont été pratiquées par des établissements sur la période 2018–2019, comme l’indique l’Assurance-maladie. Mais des établissements de santé sont parvenus à développer la téléconsultation très rapidement, alors qu’ils y avaient par le passé rarement recours. Cette pratique s’est cependant d’autant mieux déployée que l’établissement y était préparé.

[...] Les hôpitaux ont développé ces 20 dernières années une diversité de pratiques de télémédecine reposant principalement sur une mise à disposition de l’expertise médicale. On a tous en tête la téléchirurgie et ses prouesses technologiques. En 2001, la première opération d’une patiente à Strasbourg réalisée par une équipe chirurgicale localisée à New York a ouvert la voie à la réalisation d’actes chirurgicaux, d’examens cliniques à distance, ou de téléexpertise, par exemple pour l’interprétation d’examens radiographiques ou de cas cliniques. Ces outils répondent également aux besoins d’expertise hospitalo-universitaire dans les territoires sous dotés. [...] Par ailleurs, le suivi à distance des patients s’avère particulièrement efficace dans le cas des maladies chroniques (diabète, insuffisance cardiaque, insuffisance rénale ou encore cancers).

[...] Des solutions similaires sont développées depuis le début de la crise sanitaire. Compte-tenu du nombre de personnes contaminées par le coronavirus mais ne nécessitant pas de prise en charge lourde, le déploiement rapide de solutions de télésurveillance s’est imposé. Plusieurs applications ont vu le jour, dont Covidom, conçue par l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris et l’éditeur de logiciels Nouveal e-santé. Le principe : le patient répond régulièrement à un questionnaire numérique et les informations saisies peuvent générer des alertes pour une prise en charge adaptée.

[...] L’actualité semble donc montrer que la télémédecine constitue une solution intéressante pouvant compléter utilement les autres dispositifs de prise en charge. Mais, si la crise sanitaire que nous connaissons contribue à lever les réticences, un certain nombre de freins ralentissent son déploiement. En premier lieu l’absence de l’enseignement de l’éducation sanitaire dans les programmes scolaires, nécessaire pourtant pour que le futur patient puisse mettre des mots sur ses maux en téléconsultation. La formation des professionnels de santé à la télémédecine est également un enjeu important, encore trop peu abordé dans les études des professionnels de la santé.

[...] En matière de téléconsultation, la France se distingue des autres pays par la coexistence de plates-formes publiques et privées et un encadrement de cette pratique par plusieurs instances (CNAM, ARS, ministère des Solidarités et de la Santé). Il y a nécessité d’une structure unique pour une stratégie publique pensée pour l’ensemble du territoire, dans une approche coordonnée. Par ailleurs, malgré les progrès importants réalisés, les questions de partage des données des patients (via le dossier médical informatisé), de sécurisation et de valorisation des actes de télémédecine restent des points de vigilance comme le montre le « baromètre télémédecine » publié en janvier 2020.

[...] Enfin, on ne peut nier qu’il existe un risque d’uberisation et de dérives de la téléconsultation et finalement d’une marchandisation comme le montre la polémique éthique et médicale autour du site de téléconsultation privé allemand « arrêtmaladie.fr », qui propose depuis janvier ses services en France et entretient une certaine confusion. Ce site, qui n’accepte pas la carte vitale, offre de délivrer des arrêts maladie d’une durée de maximum de trois jours pour des « pathologies simples et courantes », après un rendez-vous à distance. La Caisse nationale d’Assurance-maladie a dénoncé en janvier des écarts par rapport à la déontologie médicale et le non-respect du parcours du patient, mais la plate-forme poursuit actuellement son activité, profitant d'un flou réglementaire. »

L’enseignant post-Covid augmenté :

« Faire classe sans être en classe. Une situation totalement inédite. Un défi pour les enseignants. Mi-mars, ils ont été contraints d’assurer la « continuité pédagogique » annoncée par leur ministre en se passant de la relation qu’ils entretiennent habituellement avec leurs élèves et des interactions entre pairs. L’enjeu ? Mettre leurs élèves au travail à distance, malgré la fermeture des écoles. Espaces numériques de travail, classes virtuelles, chats, Padlet, blogs, vidéos, documents PDF interactifs, les outils numériques se sont retrouvés au cœur des moyens à leur disposition pour y parvenir.

[...] Quel que soit le niveau de départ de chacun en la matière, ce sont non seulement des élèves, mais toute une profession qui est montée rapidement en compétences. Depuis dix semaines, des enseignants ont pu mesurer en quoi des outils numériques peuvent renforcer l’engagement dans les activités, la motivation, l’accompagnement des élèves ou encore offrir de nouveaux espaces pour travailler en groupe, par exemple. Bien conscients qu’aucun outil numérique ne saurait se substituer à l’enseignement en classe, nombreux sont désormais ceux qui ne comptent plus se priver d’outils numériques susceptibles de servir leurs objectifs et leurs pratiques de classe « déconfinée ».

[...] Ainsi, quand les collèges ouvriront à nouveau leurs portes, la classe virtuelle du Cned pourrait, par exemple, être utilisée pour proposer de l’aide aux devoirs aux élèves. C’est Joan Riguet, professeure de mathématiques, qui souffle cette idée. « Au début du confinement, je faisais des classes virtuelles assez classiques, comme un cours, et puis un élève m’a demandé de l’aide. J’ai alors réalisé que la classe virtuelle serait vraiment sympa pour l’aide aux devoirs. Je n’y avais jamais pensé avant », confie-t-elle. L’enseignante souhaiterait proposer cet accompagnement à distance une ou plusieurs fois par semaine. Dans les Deux-Sèvres, où elle enseigne, des élèves qui prennent les transports scolaires à 17 heures ne peuvent pas rester à l’aide aux devoirs proposée de 17 à 18h. « Avec l’aide aux devoirs en classe virtuelle, l’élève peut rentrer chez lui, se connecter entre 18 et 19h, par exemple, poser sa question, et rester uniquement le temps qu’il faut pour qu’il soit guidé », résume-t-elle. Cette formule, souple, pourrait bien faire boule de neige.

[...] Pas très emballée par la classe virtuelle du Cned, « à cause des incursions de trolls venant perturber les séances », Régine Ballonad-Berthois a décidé de créer une classe virtuelle en 3D sur Framevr. Parmi les modèles de monde virtuels proposés, cette professeure d’anglais a choisi un modèle de grand bureau, pour le regroupement, et de petits bureaux permettant à ses élèves de 4e d’aller faire des activités en groupes. « Les élèves sont représentés par des capsules et lorsque l’un d’eux se rapproche d’autres capsules, il entend plus nettement le son des élèves les plus proches de la sienne », détaille-t-elle. L’enseignante leur a notamment proposé de reconstituer un dialogue à partir d’un passage d’un chapitre de livre en anglais. Une fois qu’elle aura repris une activité d’enseignement dans des conditions « normales », elle prévoit de faire de cet espace « un lieu d’entraînement, un endroit qui permet de se retrouver pour parler anglais en interagissant entre pairs et réaliser des devoirs en groupes ». Dans ce monde virtuel, l’enseignante peut également installer un pad collaboratif, sorte de tableau virtuel sur lequel chacun peut écrire. Il lui permet de suivre le déroulement de l’activité et de conserver une trace des productions des élèves. L’enseignante espère qu’il sera également possible d’enregistrer le son de la session dans un futur proche.

[...] Le numérique offre en effet l’opportunité de faire travailler l’oral en dehors du temps de parole individuel très limité en classe. Françoise Cahen propose d’ailleurs à ses élèves de première d’enregistrer des commentaires linéaires des textes au programme de l’épreuve orale du bac, depuis la fermeture du lycée où elle enseigne les lettres. Ils utilisent Vocaroo, site qui permet à chacun crée son fichier audio et d’en partager le lien avec l’enseignante. « Quand ils se réécoutent, ils se rendent très bien compte des moments où ils ne sont pas très expressifs, voire ennuyeux. C’est très formateur pour eux », assure-t-elle. Les élèves qui le souhaitent mutualisent leur travail sur un Padlet collaboratif, du nom de l’application permettant de créer un mur virtuel où peuvent être regroupés des sons, des images, des vidéos, des liens et des textes, sous forme de vignettes. Autant de ressources que cette professeure compte bien intégrer à sa pratique de classe déconfinée.

[...] Autre outil numérique dont les vertus ignorées ont pu se révéler ces dernières semaines : le chat. Une véritable opportunité d’expression des plus timides, observée par de nombreux enseignants, dont Françoise Cahen. « En classe virtuelle, pouvoir commenter par écrit a permis à des élèves que je n’entendais jamais en classe, où ce sont toujours les mêmes qui parlent, de s’exprimer spontanément sur des textes et de mettre des mots sur l’émotion qu’ils leur procurent », explique cette professeure de lettres. Selon elle, l’utilisation de la plateforme Discord, familière des gamers, n’est pas étrangère à l’engagement soudain dans l’activité de garçons généralement muets en classe. « Ils sont sûrement plus à l’aise pour s’exprimer par écrit, via un outil de leur quotidien, qu’à l’oral, devant toute la classe », énonce-t-elle. De retour au lycée, l’enseignante compte bien se saisir de ces observations. Elle envisage, par exemple, de mettre en place des échanges par chat, en salle informatique, afin d’amorcer différemment le travail d’interprétation et de découverte d’un texte. « Donner ainsi à chacun l’occasion de s’exprimer plus librement par chat ne se substituerait évidemment pas à l’oral, mais pourrait débloquer des choses », espère-t-elle. »

Universités et grandes écoles misent sur une rentrée « hybride » :

« Roulements d'étudiants et hybridation des enseignements : face à la crise sanitaire, universités et grandes écoles réfléchissent à de nouvelles manières d'accueillir les élèves en septembre. « Les enseignants et enseignants-chercheurs ont continué à innover de façon incroyable et en testant de nouvelles façons d'enseigner à distance malgré les difficultés », s'est félicitée la ministre de l'Enseignement supérieur, Frédérique Vidal, ce 14 mai sur France Info. Ces nouvelles pratiques sont toutefois longues et coûteuses à mettre en place dans la durée.

[...] Sciences Po vient d'annoncer la mise en place d'un « double campus » avec la mise en ligne de l'intégralité de sa formation. L'établissement entend associer enseignements à distance et modules de formation en petits groupes dans ses campus physiques. « Tous les établissements s'organisent pour offrir tout ou partie de leur formation à distance », affirme Laurent Champaney, vice-président de la Conférence des grandes écoles, pour faire face aux problèmes de distanciation physique et prendre en charge les étudiants étrangers qui ne pourront pas rejoindre les campus. « Tous seront prêts à mettre l'intégralité de leur formation à distance, sauf les parties liées aux travaux pratiques. »

[...] Frédérique Vidal avait indiqué avoir « demandé aux établissements de prévoir que les cours magistraux puissent être offerts à distance », alors que les amphis bondés paraissent inenvisageables. Une annonce jugée « prématurée » et qui « n'est pas la solution », selon le président de Sorbonne Université, Jean Chambaz. « Le cours en amphi n'est pas l'essentiel de la formation, estime-t-il. La question prioritaire est de mobiliser nos équipes pédagogiques pour préparer le meilleur accueil des étudiants. » Or, l'enseignement hybride, qui « n'est pas juste un cours enregistré » demande du temps. L'université envisage d'ailleurs de réorienter une partie de son budget vers cette hybridation (recrutement d'ingénieurs pédagogiques, conception de studios…) La crise actuelle « oblige à aller plus vite », admet Marie-Céline Daniel, vice-présidente formation de Sorbonne Université, mais « il faut du temps aux enseignants pour faire cette hybridation, ce n'est pas en septembre qu'on pourra se dire qu'on a 15% de notre formation en ligne ». En attendant, l'université envisage des modules de remise à niveau en juillet pour « remettre le pied à l'étrier » aux lycéens de terminale et les équiper pour l'enseignement à distance. « Il n'y aura peut-être pas de welcome week à la rentrée, mais il y aura un welcome pack », glisse Jean Chambaz.

[...] L'investissement nécessaire pour les établissements est tel que Guillaume Gellé, vice-président de la Conférence des présidents d'université (CPU), espère obtenir des financements pour les formations hybrides dans le cadre du plan de relance de l'économie. La CPU plaide pour qu'il contienne un volet spécifique qui serait orienté vers le développement de formations hybrides. « Nous allons devoir produire des enseignements à distance ou hybrides solides », expliquait le président de l'Inalco dans une interview, en plaidant pour que le plan de relance contienne un volet numérique. Pour le reste, les établissements envisagent des « roulements » d'étudiants, pour reprendre l'expression d'Alice Guilhon, directrice générale de Skema Business School. « On va faire des rentrées hybrides avec une partie des étudiants dans une salle de classe et une partie à distance, il n'y aura aucun problème pour avoir un mètre autour d'eux de tous les côtés », rassurait-elle récemment. [...] Ce modèle hybride « aura tout son intérêt », prédit même Pascal Brouaye, directeur général du Pôle Léonard de Vinci, car « un amphi bondé et bruyant n'est pas forcément le meilleur endroit pour apprendre ».

La crise du coronavirus a accéléré la digitalisation du marché de l'immobilier :

« Branle-bas de combat dans les agences immobilières. Si l’impact du coronavirus et du confinement demeure incertain sur les prix de l’immobilier, une chose est sûre. Pour continuer leur activité commerciale, les professionnels misent sur le numérique. [...] Signature électronique, visioconférence ou encore estimation en ligne se font une place sur les sites des grands réseaux.

[...] « Nous sommes en train de généraliser la visite virtuelle à l’ensemble de nos biens. Avant la crise, mille annonces offraient déjà cette option », confie Stéphane Fritz, directeur général de Guy Hoquet. « Nous recourons déjà à la signature électronique pour les mandats et compromis de vente et nous allons lancer les premières estimations en visioconférence avec nos conseillers. » Même accélération chez Laforêt : « Depuis le début du confinement, nos agents réunissent les vendeurs et les acquéreurs pour réaliser des visites à distance, via des applications comme Zoom ou WhatsApp. Compte tenu du contexte, il nous a fallu revisiter certaines méthodes. Notre objectif est d’adapter le parcours client pour qu’il offre la fluidité d’un site marchand », précise Yann Jéhanno, président de Laforêt. Un objectif facilité depuis le 4 avril par la possibilité de signer des actes notariés à distance.

[...] Si seulement 40% des offices nationaux sont équipés d’installations de visioconférence sécurisées, cette avancée incite les acteurs du secteur à aller de l’avant, mais en restant prudents : « Tous les outils numériques que nous mettons à disposition des acquéreurs ne remplaceront pas la visite physique », rappelle Christine Fumagalli, présidente du réseau Orpi. « Durant le confinement, nous recommandions à ceux qui voulaient signer un compromis de vente numérique d’insérer dans le contrat une clause de rétractation spécifique permettant à l’acheteur de se retirer si, en visitant le bien, ce dernier ne lui convient plus », ajoute-t-elle.

[...] Les particuliers se convertissent en douceur à la signature de compromis de vente en ligne et la quasi-totalité des réseaux enregistrent des réservations de logement menées à leur terme pendant le confinement. L’idée d’acheter sur Internet une propriété fait son chemin. Si l’on en croit un sondage réalisé en avril 2019, 36% des personnes interrogées se disent prêtes à acquérir un bien sur la Toile. Un chiffre qui pourrait progresser grâce aux nouveaux outils numériques mis à la disposition des particuliers par les professionnels. Ces derniers tentent de combler leur retard. Car, en matière de dématérialisation, les start-up ont un train d’avance.

[...] La « proptech » risque toutefois de souffrir de la crise liée à l’épidémie, tout comme les acteurs classiques. La ruée des Français vers le numérique est moins importante que ne l’auraient espéré certains. La fin du confinement n’est pas cependant synonyme d’un retour au monde d’avant. Le secteur immobilier va devoir compter sur le numérique encore quelque temps. Dans le neuf, les promoteurs l’ont bien compris, comme l’atteste Jeanne Massa, spécialisée dans la conception de maquettes numériques : « Ils ont besoin de modélisation 3D en urgence et veulent proposer à leurs clients un parcours 100% digital au plus tard en fin d’année 2020. Ils savent que, malgré la fin du confinement, les gens n’iront pas courir dans les bulles de vente. Là où le numérique était encore accessoire pour certains promoteurs, il devient essentiel aujourd’hui », souligne-t-elle.

[...] Chez Bouygues Immobilier, « la maquette orbitale et les vidéos sont déjà disponibles sur une grande majorité de nos annonces ; 25% de nos contrats sont aujourd’hui signés en ligne, quand c’était seulement 5% il y a encore deux ans. Sur tous ces sujets, la crise nous a permis d’accélérer et nous allons continuer », indique Pierre Vigna, de la direction clients particuliers. De son côté, Nexity massifie le déploiement de l’ensemble de ses solutions numériques à l’échelle nationale. En pointe, Vinci immobilier propose déjà des maquettes virtuelles sur 100% de ses annonces et l’entreprise assure avoir conclu plus d’une trentaine de réservations dématérialisées durant le confinement. « Il reste encore quelques freins à la numérisation complète du secteur. Même si les notaires sont très impliqués, ils rencontrent par exemple des difficultés liées au télétravail de leurs propres collaborateurs ou de leurs interlocuteurs au service des hypothèques. Mais, globalement, beaucoup a déjà été fait sur le plan législatif », admet Bruno Derville, directeur général de Vinci Immobilier. »

L’administration forcée à une numérisation accélérée pour gérer l’épidémie :

« C’est un enjeu majeur de la crise sanitaire pour les pouvoirs publics : produire de l’information chiffrée, des données, souvent en temps réel. L’intérêt dépasse largement le cadre de l’Etat, qui doit répondre à une forte demande du public, de la communauté scientifique, des médias, et des professionnels de santé, soucieux de suivre l’évolution de l’épidémie. Face à la difficulté de centralisation de l’information, au manque d’outils de gestion de crise en temps réel ou encore à la frilosité de certaines administrations lorsqu’il s’agit d’ouvrir leurs données au grand public, les autorités ont effectué un bond en avant numérique.

[...] Santé publique France, l’agence publique chargée de surveiller l’épidémie, n’a créé son compte sur le portail de données publiques data.gouv.fr que le 18 mars, au lendemain du premier jour de confinement. Depuis, elle publie chaque jour ses données actualisées, avec l’appui d’Etalab, département de la direction interministérielle du numérique chargé de coordonner la mise en œuvre de la stratégie de l’Etat dans le domaine de la donnée. « Ce n’était pas, de leur part, une volonté de ne pas faire », assure Perica Sucevic, directeur du pôle juridique d’Etalab, évoquant l’importance de la charge de travail à laquelle est soumise l’agence publique durant cette crise. « La décision a été politique, précise-t-elle. L’intervention du service d’information du gouvernement et du ministère de la santé a permis de faciliter l’accès à ces données. »

[...] Cet infléchissement fait suite à une forte pression de l’opinion, en quête de transparence, notamment sur la mortalité dans les Ehpad. [...] Sur les réseaux sociaux ou sur leur site Internet, quelques agences régionales de santé (ARS) publiaient bien, en ordre dispersé, le nombre de décès liés au Covid-19 dans les maisons de retraite de leur région, comme en Corse. Mais faute de système permettant la remontée quotidienne d’informations, les décès en Ehpad et en établissements médico-sociaux n’ont commencé à être inclus dans le décompte officiel quotidien que le 2 avril, grâce à un outil mis en place quelques jours auparavant par Santé publique France. En parallèle, dans une volonté de « transparence », depuis le 27 mars, l’Insee publie désormais chaque semaine, contre chaque mois habituellement, un décompte provisoire issu des données d’état civil, permettant de rendre compte de l’ensemble des décès par département et par jour.

[...] De son côté, le milieu de la recherche a insisté pour disposer « de bonnes données sur la mortalité, pas seulement des totaux », explique le démographe et gérontologue Jean-Marie Robine. Elles sont indispensables pour que les démographes puissent surveiller, le plus rigoureusement possible, « la dynamique des décès enregistrés » en prenant en compte les disparités, notamment de sexes et d’âges. Santé publique France lui envoie désormais le nombre de décès dans les hôpitaux de personnes testées positives au coronavirus par groupes d’âges et par sexe, et ces informations sont mises en ligne quotidiennement par l’Institut national d’études démographiques (INED), à disposition de toutes personnes. « J’ai l’impression que le gouvernement a été plus ou moins cerné par les journalistes, (…) et les chercheurs qui avaient essayé d’obtenir des données », dit M. Robine.

[...] La société civile a elle aussi joué son rôle. Baptisé « Data Against Covid-19 », un projet de collecte, d’analyse et de visualisation de données sur le Covid-19 rassemble plusieurs centaines de membres actifs, statisticiens, développeurs et autres spécialistes. Créée par Lior Perez, ingénieur informatique de Météo-France, et Jérôme Desboeufs, développeur d’Etalab, cette communauté autogérée a créé une passerelle avec l’administration. Leur travail de collecte a donné naissance à « veille-coronavirus », première cartographie quotidienne des hospitalisations, réanimations et morts liées au Covid-19 qui est ensuite devenu le tableau de bord officiel du gouvernement.

[...] L’enjeu des données n’est pas que statistique, c’est aussi une problématique opérationnelle : les professionnels de santé ont besoin de savoir où il y a des places de réanimation libres. L’Etat dispose bien du répertoire opérationnel des ressources (ROR), géré par la direction générale de l’offre de soins (DGOS) et qui repose sur « dix-sept bases de données régionales interconnectées ». Mais les données, renseignées par les établissements, le sont souvent de manière inégale, ce qui « rend malgré tout nécessaire l’appréciation qualitative des ARS et des professionnels », reconnaît la DGOS.

[...] Plusieurs professionnels de santé décrivent ce système comme peu fonctionnel ou pas assez réactif. Pour pouvoir gérer en temps réel son stock de lits disponibles, [...] l’ARS Ile-de-France a par exemple mis en place un système de bed managers : ils sont entre vingt et quarante et « appellent tous les établissements trois fois par jour pour demander les ressources vacantes et cartographier en temps réel la situation », explique David Heard, directeur du pôle information de l’ARS Ile-de-France. Ces remontées du terrain sont ensuite centralisées dans un tableur, les documents sont ensuite transmis aux établissements plusieurs fois par jour. Un travail « à l’ancienne », assumé par l’agence régionale. « On aurait pu avoir une application, mais nous avons fait le choix d’avoir du contact humain, qui nous permet de remonter des informations spécifiques », assure David Heard.

[...] Plusieurs solutions techniques ont néanmoins vu le jour ces dernières semaines. Pamela Ballan, anesthésiste-réanimatrice à Strasbourg, a créé, avec son mari et une équipe de bénévoles, la plate-forme InnoMed360, utilisée pour l’instant par quatre établissements de santé strasbourgeois pour visualiser le nombre de lits libres en temps réel, notamment en réanimation. En Bourgogne-Franche-Comté, deux médecins ont lancé Covid moi un lit, avec le même objectif de recenser les places disponibles sur tout le territoire pour les patients atteints du Covid-19. Au risque de se superposer avec Icubam, un projet lancé par deux médecins du centre hospitalier régional universitaire (CHRU) de Nancy, mais soutenu par des acteurs plus académiques, l’Institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria) et l’Ecole polytechnique.

[...] Le développement de ces projets très similaires pose la question de la mutualisation des initiatives et celle de leur prise en main par les autorités publiques et sanitaires. « Nous avons lancé, ces derniers jours, plusieurs chantiers, dont la mise en place d’un tableau de bord pour rassembler les éléments pour permettre une vision de la disponibilité des lits. On est sur le pont, assure M. Sucevic, d’Etalab. La crise met en lumière toutes les difficultés de produire de l’information en temps réel. »

Quand l’humanité bascule vers le numérique... et ses dangers :

« Dans 25 ans, que dira-t-on de de la pandémie actuelle ? Probablement qu’elle a accéléré la disparition de l’ancien monde, et précipité l’émergence d’un monde nouveau, qui n’est pas forcément meilleur, mais à coup sûr différent. Personne, il y a quelques mois, n’aurait pu imaginer que des dispositifs de surveillance biologique soient installés mondialement. Cette crise pousse les décisionnaires politiques à avoir recours à des outils numériques qui, dans des circonstances normales, auraient mis des années à être adoptés. L’exception est désormais la norme, et à mesure que l’exception s’installe, le monde change. En 2003, la crise sanitaire chinoise, dont on parle si peu, avait précipité l’essor du e-commerce et permis à Alibaba de devenir le géant que l’on connait. En 2020, la crise sanitaire mondiale marque l’irrésistible expansion de la sphère numérique dans l’économie, la société, et le domaine médical.

[...] La numérisation effrénée de l’économie ne fait que commencer ; le Covid-19 accélère l’avènement d’un capitalisme numérique. Seules les entreprises les plus compétitives survivront au choc, tandis que celles du « vieux monde » déclineront à mesure que la pression financière s’exercera sur elles. La « destruction créatrice » schumpétérienne est en ordre de marche, et dans sa manifestation la plus violente. Nul besoin d’être un expert financier pour constater que ce sont les entreprises du numérique qui en profitent le plus.

[...] Le numérique gagne du terrain dans toutes les sphères de l’économie. Pour faire face au choc, des milliers d’entreprises réaliseront peu à peu que des outils numériques tels que l’intelligence artificielle, le cloud et la robotique sont les meilleurs moyens de baisser leurs coûts de production. Cette crise favorisera ainsi la dématérialisation des activités économiques, et s’attaquera aux principaux foyers de résistances au capitalisme numérique.

[...] Dans cet univers économique numérisé, la mondialisation telle qu’on la connaît depuis 40 ans changera en profondeur.

[...] Pour des raisons souveraines et écologiques, concevoir l’industrie comme un assemblage de composants répartis sur plusieurs continents a atteint ses limites. Plutôt que de délocaliser à l’autre bout du monde, beaucoup d’entreprises décideront de relocaliser leurs activités à une échelle régionale ou nationale. À cette fin, les nouvelles technologies seront incontournables pour compenser les coûts plus élevés dans nos régions. La robotique permettra une production industrielle à un coût marginal très bas, et rendra l’exploitation d’une main d’œuvre étrangère quasi-obsolète. Les imprimantes 3D accéléreront le prototypage industriel, raccourciront les chaînes de productions et en relocaliseront une partie, tandis que l’intelligence artificielle automatisera les processus productifs. Une mondialisation différente s’annonce, faite de relocalisations industrielles et technologiques, et de stratégies prédatrices mondiales, à l’image des « nouvelles routes de la soie » chinoise.

[...] D'immenses défis sociaux émergeront au rythme de la numérisation rapide de l’économie. C’est une chose saisissante, et politiquement incorrecte, que les héros du quotidien actuel, caissiers, manutentionnaires, conducteurs de bus, de trains, de camions… soient paradoxalement les plus exposés aux prochaines disruptions technologiques. Dans quelques années, l’intelligence artificielle rendra une grande partie de ces métiers obsolètes. [...] Les salariés concernés auront essentiellement besoin de se former pour s’adapter aux prochaines disruptions technologiques. Dans une optique de réalisme, offrons-leur donc de vraies formations, pour les préparer à leurs métiers de demain.

[...] Le domaine médical, lui aussi, est bouleversé par la crise. La pandémie révèle à l’humanité que la capacité de surveillance biologique des États sera l’un des grands enjeux du XXIe siècle. En Chine, un dispositif massif de traçage biométrique a été mis en place pour contrôler les citoyens, et celui-ci n’est pas l’apanage exclusif des régimes autoritaires. La Corée du Sud, Taïwan, Israël et l’Allemagne ont installé des dispositifs équivalents. En France, ces méthodes sont sur le point d’être appliqués sur une base volontaire. Dans les régimes démocratiques, ces dispositifs questionnent l’équilibre sensible entre liberté individuelle et efficacité publique. Dans les régimes autoritaires comme la Chine, la liberté a été sacrifiée sur l’autel de l’efficience. [...] Pour la première fois, des gouvernements peuvent surveiller tout le monde, tout le temps. Auparavant, les régimes autoritaires en étaient incapables, pour la simple raison que les effectifs de contrôles n’étaient pas suffisants. Désormais, les algorithmes permettent de contrôler la température du corps des citoyens, leurs mouvements, leurs conditions médicales, les personnes qu’ils ont rencontrées… Même le rejet d’un individu à l’égard d’un discours politique peut être enregistré par des capteurs biométriques.

[...] La pandémie a révélé à l’humanité un premier aperçu de la « dataïsation » de la médecine, qui s’accompagnera d’outils bien plus liberticides que ceux qui existaient auparavant. La voie est libre pour que ces systèmes de surveillances biologiques deviennent, demain, des outils de contrôles politiques permanents dans plusieurs régimes autocratiques. À mesure que la santé et le numérique convergeront, certains États collecteront des données biologiques et en sauront infiniment plus sur nous que nous en sauront sur nous-mêmes. Il suffit d’imaginer Staline doté de tels outils de surveillances biométriques pour en réaliser le danger. La crise du Covid-19 ouvre une époque nouvelle, celle du « techno-capitalisme », de la « siliconisation » du monde, du « dataïsme » et de la surveillance biométrique. L’enjeu du siècle sera d’œuvrer à ce que la numérisation du monde ne s’effectue pas aux dépens du climat, de la liberté, de la démocratie, et des humains. »

Avec le confinement, la cybercriminalité a explosé :

« En l’espace de deux mois, les chiffres des attaques informatiques sur les ordinateurs personnels ou d’entreprises pour le télétravail explosent. Faux sites, phishing, logiciels malveillants, arnaques, les cybercriminels mettent tout en œuvre pour profiter de la pandémie. [...] Depuis le début de la crise, les experts, les gendarmes, les policiers, les plateformes, comme celle d'assistance aux victimes de cybermalveillance, alertent sur les risques d’une autre infection majeure : une cybermenace inédite par son ampleur, à la mesure de ce qui se passe sur l’ensemble de la planète qui ne tourne qu’autour de la pandémie de coronavirus. Ces autres attaques virales sont en passe de faire des dégâts irréversibles dans les semaines et les mois qui viennent. Deux spécialistes nous expliquent.

[...] « Une très large partie des menaces proviennent des Botnet, des serveurs informatiques pirates qui fonctionnent comme des robots. Ce sont eux qui lancent des attaques. Vous avez un ensemble de réseaux de serveurs dans le monde qui sont corrompus et qui envoient des millions et des millions de mails chaque jour, et même des centaines de millions. En fait, ce qu’on a vu, c’est que 100% de la force de frappe des hackers, des groupes mafieux, ou de groupes para étatiques a été redirigée sur le Covid. »

[...] « On sait que les pirates ont utilisé la peur des gens avec des sites créés en quelques heures, de nouveaux noms de domaine, de fausses cartes interactives sur le nombre de cas infectés ou encore de faux sites de vente de masques. Et ce sont des mails à chaque fois qui semblent venir de l’entreprise via les VPN, les réseaux privés virtuels que chaque société utilise pour ses salariés. On a l’impression de recevoir un mail de son service informatique avec un lien corrompu. Ça peut venir en apparence d’une agence gouvernementale ou d’une collectivité locale que l’on connaît bien, qui peut parler des indemnités de chômage partiel ou encore de masques, proposer de faire un don pour un hôpital. En réalité, ce sera un fichier Word ou un PDF infecté par un malware pour récupérer des séquences de clavier et obtenir ainsi des mots de passe. Il y a aussi des codes malveillants que l’on appelle des « codes java script » sur des vrais sites d’e-commerce dans la grande distribution, la pharmacie, etc. On le voit avec les petits commerces de proximité qui se sont mis à créer des sites pour pouvoir vendre en ligne et pouvoir livrer à domicile, et qui peuvent ne pas être assez sécurisés. Les pirates se « collent » sur le site et injectent du code malveillant pour récupérer par exemple des données bancaires au moment de la validation du panier. »

[...] « On a constaté beaucoup d’attaques de spearfishing (attaque par hameçonnage ciblée), par exemple des attaques via de fausses cartes où l’on vous montre des graphiques sur l’avancée du Covid dans le monde, graphiques totalement vérolés. Beaucoup d’applications aussi sont vérolées. Mais en général, il ne se passe rien dans l’instant, ni même à court terme. Qu’est-ce que l’on voit derrière ? Que ce sont des malwares qui sont envoyés pour rester silencieux dans des machines sans protection, souvent obsolètes. Et ces malwares vont rester là. Et je pense qu’on aura l’effet au moment de la fin du confinement : on va voir des attaques d’entreprises qui vont apparaître, les salariés se seront fait happer leur mot de passe directement. On aura une deuxième vague, mais en cyber. On voit certaines attaques qui sont très préparées… et qui ne sont pas là pour rien. »

[...] « Je pense que même si la crise sanitaire se termine dans les prochains mois, la menace cyber persistera, ne serait-ce que parce qu’il y aura toujours plus de télétravail qu’avant la crise. Ça restera dans les mœurs. Le nombre d’appareils connectés, parents et enfants, ne cessera d’augmenter avec un usage du même appareil par différents membres d’un même foyer et donc autant de risques de contaminations possibles. Il y a un risque énorme de porosité entre l’usage personnel et professionnel. Imaginez avec le nombre d’appareils (ordinateur, tablette, smartphone) qui peuvent être infectés par des codes malveillants dormants. Demain, les collaborateurs reviendront dans l’entreprise et vont injecter du code malveillant. On peut se retrouver comme il y a quelques années avec des cyber infections majeures de type Wannacry ou NetPetya qui attaquaient de manière verticale l’ensemble des réseaux d’une entreprise. »

[...] « L’ANSSI, l’agence nationale de sécurité des systèmes d’information a révélé au début de l’année qu’une entreprise TPE / PME sur deux a été la cible d’une fraude au président en 2019… C’est vraiment énorme. Ce que l’on voit également par rapport à la même période l’année dernière, c’est qu’il y a eu à ce jour 19% de fuites de données en plus dans la nature. On n’en est donc plus à se dire 'est-ce que mes données sont dans la nature', mais plutôt 'combien de fois mes données sont-elles parties dans la nature'... »

Coronavirus : la désinformation russe et chinoise inonde l'Europe

« La crise du coronavirus a vu les audiences des médias bondir, même de ceux qui seraient mal intentionnés. Selon une étude publiée par l'Oxford Internet Institute, les informations erronées sur le Covid-19 diffusées par des médias russes et chinois font plus d'audience sur les réseaux sociaux en France et en Allemagne que les contenus de certains grands journaux.

[...] L'institut a examiné pendant trois semaines les contenus générés par les principaux médias russes et chinois, ainsi que par des médias iraniens et turcs contrôlés par l'Etat ou étroitement liés aux régimes au pouvoir. [...] Dans leurs publications en français, allemand ou espagnol, ces médias ont « politisé le coronavirus en critiquant les démocraties occidentales, en faisant l'éloge de leurs pays d'origine et en promouvant des théories du complot sur les origines du virus », selon l'institut.

[...] Le rapport mesure l'engagement des internautes, via le nombre de fois qu'un utilisateur partage ou aime un article sur Facebook, le commente ou le retweete sur Twitter. [...] Le contenu en français de Russia Today obtient une moyenne d'engagement de 528 sur Facebook et Twitter, et Chine nouvelle un score de 374, contre 105 pour le journal Le Monde. En allemand, les articles de Russia Today obtiennent un score de 158 sur Facebook et Twitter, contre 90 pour Der Spiegel.

[...] « L'essentiel du contenu de ces médias est basé sur des faits. Mais, surtout si vous regardez les médias russes, ils ont un objectif qui est de discréditer les pays démocratiques », déclare Jonathan Bright, chercheur à Oxford. « La trame subtile du propos général est que la démocratie est sur le point de s'effondrer » ajoute-t-il. Des recherches antérieures avaient déjà mis en évidence la pénétration de ces médias sur les marchés anglophones, révélant que certains de leurs articles pouvaient atteindre des niveaux d'engagement jusqu'à dix fois supérieur à ceux de la BBC par exemple. « Une part importante des contenus consommés sur les réseaux est directement financée par des gouvernements étrangers, conclut Jonathan Bright, et il n'est pas très clair pour le lecteur que c'est le cas ».

Avec le Covid-19, les clouds français deviennent des actifs stratégiques :

« Face à l'épidémie de Covid-19, les clouds français se sont retrouvés en première ligne. Le défi ? Maintenir les services digitaux nécessaires à la continuité économique du pays : sites d'e-commerce, environnements de télétravail, offres de divertissement... Chez OVHCloud, les commandes digitales ont bondi de 30%. Du côté du cloud d'Iliad (Scaleway), le trafic global a explosé de 15%. [...] Quant aux offres cloud d'Orange, elles avaient bénéficié d'une croissance de 24% au premier trimestre. « Sur avril, la tendance n'a pas faibli », constate Cédric Parent, directeur général adjoint chez Orange Business Service. L'ESN de l'opérateur historique voit la demande exploser dans le virtual desktop et plus globalement dans la gestion des connexions à distance aux systèmes d'information d'entreprise, télétravail oblige. De quelques centaines de milliers d'accès simultanés, OBS est passé à plusieurs millions en 24 heures.

[...] A l'instar des masques et des médicaments, la pandémie relance le débat sur l'indépendance de la France en matière d'infrastructure cloud. Le 16 mars, le président de Scaleway alertait sur une rupture de la chaîne d'approvisionnement des serveurs depuis alors un mois. Pas étonnant. La Chine, numéro un mondial de la fabrication de composants électroniques et de l'assemblage de hardware, est à l'époque touchée de plein fouet par l'épidémie. Les conséquences ne se font pas attendre sur le marché international. Le 25 mars, Microsoft fait face à des contraintes de capacité sur la plupart de ses régions cloud en Europe, et notamment en France. Une situation qui l'oblige pendant quelques jours à privilégier l'allocation de ressources supplémentaires en ciblant les services de secours, de santé et les infrastructures gouvernementales essentielles. [...] Au même moment, OVHCloud annonce par la voix de son président faire tourner à plein ses usines. Pour faire face à la demande, le rythme des lignes de production passe alors de 700 à 1.000 serveurs par jour. [...] « Nos usines ont fonctionné sans interruption. Ce qui nous a permis de répondre sereinement à l'explosion des besoins en capacités », assure Michel Paulin. « Notre modèle vertical d'intégration industrielle nous évite de dépendre de sous-traitants asiatiques. La manière dont nous avons géré la situation démontre la pérennité, la résilience et la souveraineté de notre positionnement comparé à d'autres qui externalisent la fabrication d'équipements à d'autres pays. »

[...] Chez 3DS Outscale, la crise amène à s'interroger sur la dépendance de la filière. « Comme d'autres acteurs dans d'autres secteurs, nous nous posons la question de recourir plus fortement à des fournisseurs de proximité. C'est un travail que nous avions amorcé via notre implication dans le groupement Hexatrust mais que nous allons poursuivre et intensifier », explique la directrice générale de la filiale de Dassault Systèmes, avant de pondérer : « Cette politique de sourcing ne pourra cependant pas s'appliquer à tous les domaines. » [...] Même discours chez Scaleway. « Nous vivons dans un univers mondialisé et codépendant avec lequel on doit composer », soutient Yann Lechelle. A la différence de 3DS OutScale qui achète ses équipements sur étagère, Scaleway conçoit lui-même le design de ses serveurs. Pour autant, la filiale d'Iliad ne va pas jusqu'à les assembler comme le fait OVHCloud.

[...] Michel Paulin confirme : « La notion de cloud souverain est remise au centre de l'échiquier. Chez OVHCloud, elle se concrétise à travers la création d'un écosystème numérique européen. Pour nous, c'est la seule manière de faire le poids face aux Gafam. » Une vision qui s'est déjà traduite par la signature de plusieurs accords. [...] En ligne avec cette stratégie, OVHCloud est aussi en train de bâtir un cloud de confiance. Il sera réparti sur trois data centers dédiés, basés en France, et créés spécialement par OVH. [...] « Cette crise accentue la pertinence de notre positionnement qui consiste à proposer une alternative européenne aux infrastructures cloud américaines et chinoises, en matière de serveurs dédiés, de colocation et de cloud public », insiste de son côté Yann Lechelle chez Scaleway. Le cloud d'Iliad ne se qualifie pas pour autant de cloud souverain, même s'il l'est aux yeux de beaucoup de ses clients. Ce n'est pas surprenant quand on sait que Scaleway cible en parallèle les hyperscalers américains. Objectif : accueillir dans ses data centers les régions françaises d'Amazon, IBM, Microsoft ou Google, les trois premiers ayant déjà commencé à implanter leurs services cloud en France.

[...] Avec la fin du confinement, les clouds français devraient enregistrer une baisse de la consommation de ressources du fait d'une sollicitation moins forte dans le streaming et le gaming. Compte tenu des incertitudes à moyen terme, les capacités dédiées au télétravail, au télé-enseignement et à la santé devraient être maintenues quelques mois supplémentaires. Pour Cédric Parent, la crise va néanmoins contribuer à accélérer les migrations vers le cloud à long terme. « Le cloud revêt une place plus que jamais stratégique. Les directions générales se sont rendues compte que si la digital workplace tombait, c'est toute l'entreprise qui tombait avec elle », estime le directeur général adjoint des activités cloud d'OBS. Chez OVHCloud, on partage la même analyse. « Nos clients font évoluer leur schéma directeur et repriorisent les projets cloud pour aller vers plus de flexibilité et de télétravail », constate Michel Paulin, avant de conclure : « Leurs critères de choix vont aussi s'affiner, la réalité ayant montré qu'un cloud de confiance ouvert, transparent, et réversible, en ligne avec notre stratégie, était le bon choix. »

3. L'intelligence artificielle à l’épreuve du virus

Comment l’intelligence artificielle est utilisée contre le Covid-19 :

« A travers l’analyse d’images mais aussi de montagnes de textes, de données scientifiques, de gènes, l’IA aide les chercheurs à contrer la pandémie. [...] Plus de 600 articles ou pré-soumissions d’articles ont été recensés par la base de données spécialisée Dimensions. « Ce qui frappe en analysant l’ensemble de ces études, c’est la grande variété des domaines concernés », souligne Joseph Bullock, coauteur d’un premier état de l’art sur les relations entre Covid-19 et IA. D'une quarantaine de références dans sa première version en mars, la bibliographie s’est étoffée de 50 études supplémentaires un mois plus tard. Cette revue de détail montre qu’aucune des facettes de l’épidémie n’échappe à l’IA : la biochimie du virus, le diagnostic à partir de radiographies aux rayons X des poumons, la prédiction de pronostic pour aider à trier les patients, la prévision de l’épidémie… Cette technologie aide même les humains à s’y retrouver dans le flot d’informations scientifiques, dont celles produites à partir de… ces algorithmes intelligents. [...] L’IA se nourrit de tout : des textes, mais aussi des gènes, des protéines, des radios, des chiffres…

[...] Sans surprise, c’est très vite par l’image que l’IA a essayé d’attaquer le Covid-19. [...] Le défi est de diagnostiquer automatiquement à partir de radios des poumons les cas de Covid-19. Voire de prédire si la maladie sera sévère ou non, afin d’orienter les patients. La technique a déjà fait ses preuves pour l’aide au diagnostic de rétinopathie ou de cancer du sein, avec des performances supérieures à celles des radiologues. Selon Global Pulse, une dizaine d’équipes a déjà montré de premiers résultats prometteurs. Cependant, écrivent les chercheurs, « ces performances doivent être validées dans des contextes différents et l’efficacité doit être démontrée en situation réelle ».

[...] Il était attendu qu’un acteur phare du domaine, DeepMind, filiale d’Alphabet, la maison mère de Google, fasse parler de lui. En 2016, un de ses algorithmes avait battu le champion du monde de go. Une autre de ses inventions, AlphaFold, est capable de prédire la structure spatiale d’une protéine à partir de sa séquence génétique. En se nourrissant de bases de données existantes, recensant les relations entre gènes et structure, le système trouve les angles et les distances entre atomes les plus probables. Dès le 4 mars, une équipe de DeepMind publie la structure tridimensionnelle de six protéines-clés du nouveau coronavirus. Quatre autres suivront par d’autres équipes. La connaissance de ces structures est importante pour comprendre l’action du virus et essayer de l’enrayer.

[...] Pour cet objectif, les spécialistes de l’IA ont d’autres armes. En fouillant dans des bases de données recensant des associations entre deux molécules (une protéine et un ligand), ou des traitements connus et leur cible, voire dans des articles scientifiques, plusieurs équipes ont trouvé des molécules déjà connues qui pourraient avoir un effet contre le Covid-19. Les résultats sont encourageants dans la mesure où certains des traitements candidats en question avaient par ailleurs déjà été suggérés par les médecins spécialistes. D'autres équipes ont été plus loin en proposant même de nouvelles molécules… par centaines, qu’il faudrait donc tester.

[...] Autre domaine où l’apprentissage machine est connu pour être efficace : la prédiction dans des situations où les variables sont très nombreuses, comme c’est le cas pour un patient et ses dizaines de paramètres cliniques et biologiques. Dans Nature Machine Intelligence du 14 mai, une équipe chinoise a ainsi distingué trois biomarqueurs sanguins dont l’association prédit le décès dix jours à l’avance, en ne se trompant que dans 10% des cas.

[...] Malgré « l’immaturité opérationnelle » constatée par l’équipe de Global Pulse, l’IA est cependant déjà utilisée pour des tâches moins spectaculaires. L’AP-HP dispose d’un gigantesque entrepôt de données, dont celles de 100.000 patients suspects de Covid-19 avec 25.000 cas positifs. Ses équipes ont fait appel à des techniques de compréhension du langage pour extraire des comptes-rendus médicaux les informations pertinentes plus rapidement que ne le fait la longue procédure habituelle de codage. Cela a permis de réaliser des tableaux de bord à jour, aidant les services à mieux gérer les lits, les traitements… « Ces idées étaient lancées avant le Covid-19, mais comme projet de recherche. Là, c’est vite devenu opérationnel », souligne Elisa Salamanca, directrice du département Innovation Données de l’AP-HP. En outre, plus d’une trentaine de projets ont été proposés pour identifier des profils rares, évaluer des thérapeutiques ou déterminer des facteurs de risque.

[...] L’IA s’était en fait acoquinée depuis longtemps avec les questions de santé. Ses points faibles sont donc déjà connus. « On peut faire dire ce qu’on veut aux chiffres. Publier des valeurs de performances n’a de sens que s’il y a un maximum de transparence sur les données, sur leur contexte, leur biais, les corrélations cachées… Toutes les études publiées en ce moment n’ont pas cette rigueur », explique Nozha Boujemaa, directrice scientifique et de l’innovation chez Median Technologies. « Il faut que les spécialistes soient dès le début dans le projet. C’est à eux de définir le cadre et les bonnes questions à se poser. L’erreur, souvent, est de partir des données sans avoir ces bonnes questions », prévient Gilles Wainrib, cofondateur de la start-up Owkin. « Il faut plus de collaborations internationales pour maximiser l’efficacité de l’IA car il existe beaucoup de contextes locaux différents. Cela passe par plus de partages et d’ouverture », note Miguel Luengo-Oroz de Global Pulse.

[...] Toutes ces remarques tournent finalement autour de la question centrale des données dont se nourrissent les algorithmes. Plus il y en a pour l’entraînement, mieux c’est. Mais justement elles manquent, notamment parce qu’elles sont souvent à caractère personnel mais aussi économiquement ou politiquement sensibles. Ainsi la Chine a fermé le robinet pour les spécialistes étrangers. Même si des initiatives émergent, le partage n’est donc pas la règle. A moins que l’IA ne vienne à son propre secours. Des méthodes, dites d’« apprentissage fédéré », ont été développées pour entraîner les algorithmes sur plusieurs corpus de données sans avoir à les rassembler au même endroit, permettant à chaque propriétaire de garder la maîtrise de ses informations. »

La vision assistée, une application robuste de l'IA pour lutter contre le Covid :

« La crise du coronavirus confirme cette dichotomie traditionnelle entre innovation et application de la règle au cœur de la tempête : les plans d’urgence les mieux élaborés sont complétés, dans l’action, par l’initiative humaine. De façon intéressante, les nouvelles technologies comme l’intelligence artificielle participent pleinement de cette dynamique, révélant que, face aux défis les plus grands, la recherche académique et appliquée permet d’augmenter aussi bien les décisions au plus haut niveau que la pratique la plus concrète. La publication des conclusions des travaux de chercheurs en médecine à l’Université de Wuhan l’illustre parfaitement : en constituant en à peine un mois un jeu de données d’images tomographiques de pneumonies, causées par le Covid-19 d’une part et provenant de pneumonies connues et plus classiques d’autre part, l’équipe a pu construire, grâce à l’IA, un outil d’aide à la décision qui permet d’établir un diagnostic médical avec un gain de temps estimé à 65%.

[...] L’imagerie médicale et plus généralement la vision assistée par ordinateur comptent parmi les applications les plus robustes de l’intelligence artificielle. Les outils utilisés aujourd'hui fonctionnent en mimant la structure du cortex visuel humain (soit 5 milliards de neurones qui se répartissent en couches successives). Ils ne sont pas nouveaux : le Français Yann LeCun fut, dès les années 1990, un pionnier de cette technique qui s’est diffusée plus largement depuis 2012, grâce à l’utilisation de circuits intégrés modernes. Ces modèles, dits « convolutionnels », sont constitués en couches neuronales qui transmettent successivement l’information en tenant compte de dépendances spatiales dans l’image. Cette méthode permet de détecter des motifs utiles pour la tâche à effectuer.

[...] Cette technique est au cœur du système d’IA conçu à Wuhan pour identifier les pneumonies virales de Covid-19 à partir de plus de 46.000 images tomographiques, collectées en un temps record, reconstituées en mesurant l’absorption des rayons X par les tissus biologiques de 106 patients. Ces couches d’informations ont été assemblées dans une architecture spécialisée dans la segmentation d’images et capable de détecter les traces d’infection pulmonaire, parfois très légères au stade précoce de l’infection. Les phases d’évaluation ont permis de conclure que l’algorithme fournit une précision comparable à celle des radiologues, sans pour autant s’y substituer : il est utilisé comme outil d’aide à la décision, qui permet de réduire le temps nécessaire au diagnostic. Cet outil, qui augmente le savoir humain, a donc permis un gain de temps substantiel dans la pratique médicale. C’est essentiel, car la détection précoce de l’infection permet un isolement rapide du patient, alors que l’attente prolongée augmente les risques de surinfection. »

L'IA mise au service du dépistage du coronavirus :

« Lorsque les bonnes conditions sont réunies, les tests PCR permettent de diagnostiquer le Covid-19 en deux jours. Mais une inégale répartition sur le territoire du matériel et du personnel nécessaires, ou une pénurie de réactifs, peuvent rallonger ces délais. C'est pourquoi les scientifiques cherchent des substituts à ces tests. Le recours à un simple scanner thoracique pourrait en constituer un… à condition d'y adjoindre la puissance de calcul de l'intelligence artificielle. C'est ce que montre une étude publiée par une équipe de chercheurs chinois dans « Nature Medicine » et relayée par l'Inserm.

Seul, un scanner thoracique ne permet pas d'éliminer la suspicion d'une infection au SARS-CoV-2 avec une grande fiabilité, en particulier au début des symptômes. Pour parvenir à un diagnostic fiable, il faut intégrer à l'imagerie un ensemble de données cliniques et biologiques. Les auteurs de l'étude ont donc entraîné différents types de réseaux de neurones à analyser rapidement et efficacement ces données. Résultat : sur un échantillon de 279 patients, l'efficacité diagnostique de l'IA s'est avérée équivalente à celle d'un radiologue thoracique expérimenté. L'IA a même eu plus de succès que ce type de spécialistes pour détecter les patients testés positifs mais présentant des images pulmonaires normales. Ce système pourrait donc se révéler utile lorsque des données cliniques adéquates sont disponibles. »

HT-Covid : 1,5 milliard de molécules passées au criblage virtuel

« Afin de trouver de nouvelles molécules ayant une activité sur le virus SARS-CoV-2, un réseau de chimistes, biophysiciens, biologistes, informaticiens et médecins, s’est structuré en seulement une semaine. Leur but : cribler virtuellement 1,5 milliard de molécules, c’est-à-dire les tester à l’aide de l’intelligence artificielle. « L’originalité de notre approche “virtuelle” vis-à-vis d’autres initiatives, c’est de coupler une échelle ultra-large de criblage avec les connaissances du virus de biologistes et de médecins. Car ensuite, les candidats potentiels seront synthétisés, purifiés et testés “en vrai” », explique Jean-Hugues Renault, spécialiste de chimie des substances naturelles et porteur du projet.

[...] En un temps record, le projet appelé HT-Covid a mobilisé six laboratoires de recherche, un CHU et plusieurs grandes infrastructures de recherche parmi lesquelles la plateforme ChemBioFrance du CNRS, dédiée au criblage haut-débit. Et surtout, trois centres de calcul français qui mettent à disposition jusqu'à 115.000 processeurs et 1,5 pétaoctet (soit 1,5 million de gigaoctets) de stockage. Pour la plupart des protagonistes, c’est la première fois qu’ils travaillent ensemble. Le CNRS finance une partie du projet ainsi que la région Grand Est. Et à l’heure actuelle, plusieurs centaines de millions de molécules ont déjà été criblées.

[...] L’enjeu est majeur dans la lutte contre la pandémie. « Pour lutter contre le SARS-Cov-2, il y a trois possibilités : trouver un vaccin, piocher dans la pharmacopée existante ou trouver de nouvelles molécules ayant une activité antivirale. C’est dans ce troisième cas que notre criblage virtuel ultra-large entre en jeu », explique Jean-Hugues Renault. Mais le criblage virtuel, c’est quoi ? « À l’aide de moyens informatiques assistés par l’intelligence artificielle, on teste un très grand nombre de molécules naturelles ou synthétiques. On identifie si elles possèdent une activité biologique intéressante, par exemple pour inhiber la réplication de SARS CoV-2. Il est clair qu’à ce stade, l’apport des collègues biologistes et médecins est essentiel », explique le chercheur.

[...] Une grande puissance de calcul va permettre de simuler à grande vitesse l'activité que pourrait avoir une molécule sur l’une ou l’autre des protéines d’un virus. Un peu comme si on sous-traitait à 115.000 processeurs une partie du processus long et coûteux d’identification de médicaments candidats. En plus de la puissance exceptionnelle de calcul mobilisée, l’originalité du projet réside dans une double approche du criblage virtuel permettant d’explorer un « espace chimique » extrêmement large. D'un côté, 70.000 composés existants et répertoriés dans des bases de données [...] sont testés in silico (c’est-à-dire par ordinateur) sur plusieurs cibles protéiques connues et pertinentes du virus. « Chaque semaine, de nouvelles données sur la structure du virus sont publiées tant la recherche se mobilise sur la question », se réjouit Jean-Hugues Renault.

[...] En parallèle, un criblage virtuel ultra-large est mené sur une seule cible, l’une des plus intéressantes du virus : 1,5 milliard de structures moléculaires, conçues par intelligence artificielle et pouvant être synthétisées rapidement par des robots, sont testées sur l’ARN réplicase à l’origine de la réplication du virus. Une étude croisée des résultats des deux approches permettrait d’obtenir une sélection de cinq cents candidats pour la prochaine étape : le passage vers le monde réel. À savoir la fabrication de ces molécules et leur évaluation biologique. À l’issue du criblage, certaines structures moléculaires identifiées peuvent déjà exister dans le commerce ou les chimiothèques. Sinon il faudra les synthétiser, les purifier avant de les soumettre aux étapes d’essais in vitro et in vivo. Pour Jean-Hugues Renault, « il n’y aura pas nécessairement de miracle en dix-huit mois, il s’agit d’une approche interdisciplinaire qui comporte des aspects de recherche fondamentale ».

[...] Cette nouvelle méthodologie vient en parfait complément aux démarches académiques ou industrielles qui sont menées, et surtout, elle pourrait être transposée à l’identique pour d’autres pandémies. « Disposer de tels moyens ne serait pas possible en temps normal. Ce qui est absolument remarquable, c’est d’observer qu’en cas d’urgence, en très très peu de temps, une mobilisation et une réactivité exceptionnelles sont possibles. [...] Un autre aspect important du projet : l’open data. Les données produites pourront être en accès libre. Une manière aussi d’affirmer que la sortie de cette crise devra être une opportunité pour faire évoluer les pratiques, même au sein de la recherche. »



L'IA se heurte à un problème massif de données dans le diagnostic du Covid-19 :

« Les chercheurs en intelligence artificielle tentent de mettre à profit des décennies de technologie pour diagnostiquer et traiter la maladie, mais les données dont ils ont besoin pour développer leurs logiciels sont dispersées aux quatre coins du globe ce qui les rend pratiquement inaccessibles. Le manque de données est en particulier évident dans le développement de tests basés sur les rayons X ou sur des scanners des poumons. [...] L'analyse des rayons X et des scanners prend du temps, c'est pourquoi de nombreux chercheurs du monde entier ont mis en place ce que l'on appelle des réseaux neuronaux de deep learning qui peuvent calculer s'il y a des anomalies dans les scans. L'idée est d'alléger le fardeau des radiologues soudainement inondés de patients atteints de Covid-19. Le triage des scanners peut donner lieu à une analyse préliminaire et sélectionner les cas prioritaires.

[...] Des articles ont circulé décrivant les succès étonnants, en particulier en Chine, d'un certain nombre de projets de diagnostic par l'IA [...] Les médias donnent l'impression que l'IA est une technologie miracle qui peut être mise en marche et qui permet d'établir des diagnostics. La réalité est moins exaltante. Malgré quelques succès, les efforts des chercheurs se heurtent à des difficultés, la plus importante étant l'accès aux données. En particulier avec une nouvelle maladie telle que Covid-19, qui se distingue des autres infections pulmonaires, la présence de caractéristiques distinctives n'est pas toujours concluante. L'analyse doit être adaptée à cette nouvelle maladie. [...] « Nous voyons un grand potentiel dans cette technologie, mais leur déploiement réel est lent » explique Wei Xu de l'Université de Tsinghua à Pékin. Wei Xu fait partie d'une équipe de plus de 30 chercheurs qui ont mis au point un système de deep learning pour lire les scanners CT, déployé dans 16 hôpitaux en Chine et qui a atteint un taux de 1.300 visionnages par jour. Ce succès initial s'est heurté à la réalité qu'il peut être difficile d'aller de l'avant dans certains pays. La situation en Chine s'étant calmée, « nous sommes en train de déployer le système en Europe, mais le processus a été lent » écrit-t-il.

[...] Le manque de données est aussi mis en avant. Dans un article publié en mars, des chercheurs de l'OMS, de l'UN Global Pulse et de l'Institut Mila de Montréal ont étudié le paysage des applications de l'IA, du diagnostic aux traitements potentiels, y compris les logiciels de radiographie et de tomodensitométrie. Les auteurs ont conclu que « le machine learning et l'IA peuvent soutenir la lutte contre Covid-19 dans un large éventail de domaines. [...] Cependant, nous constatons que très peu de systèmes examinés ont atteint leur maturité opérationnelle à ce stade ». Alexandra Luccioni, directrice des projets scientifiques à Mila ajoute : « C'est une question de partage de données [...] Actuellement, il n'y a pas beaucoup de coopération autour du partage des données au niveau mondial. » Son avis fait écho aux opinions d'autres professionnels de la médecine et de l'informatique qui affirment qu'une initiative de type « Big Data » est nécessaire pour donner aux chercheurs davantage de moyens de travailler. [...] Laissés à eux-mêmes, les chercheurs doivent aussi prendre en compte les questions de confidentialité des données. « Les différents pays ont des réglementations différentes sur la confidentialité des patients, même pour les ensembles de données anonymes, mais la formation d'un modèle d'IA nécessite de collecter beaucoup de données » fait remarquer Wei Xu.

AlloCovid, l’intelligence artificielle au service de la santé publique :

« Le numéro « AlloCovid » permet depuis le 27 avril aux personnes de plus de 15 ans d’entrer en contact avec un assistant virtuel pour vérifier si leur profil ou leur état de santé nécessite une attention particulière. Pendant l’entretien, un robot vocal intelligent pose des questions conformes aux directives du ministère de la santé et détecte les signes de la gravité de la maladie. Il synthétise les informations médicales et invite l’interlocuteur à rester chez lui, joindre un médecin ou appeler le 15 en fonction des réponses obtenues. « Le but n’est pas de remplacer les médecins, assure le professeur Xavier Jouven de l'Inserm. On collecte et on donne des informations. »

[...] En récoltant les données pour Santé publique France, AlloCovid alimente le suivi de l’évolution de l’épidémie en France, Outre-mer inclus. Le dispositif aide à détecter les potentiels foyers de résurgence de la maladie. Le projet a été élaboré en partenariat avec des spécialistes de la protection des données et en conformité avec les recommandations de la Cnil. [...] AlloCovid a été développé par une équipe de chercheurs de l’Inserm et de l’Université de Paris. [...] La collecte d’informations est le fruit d’une collaboration entre l’Inserm et des développeurs informatiques d’une filiale de la SNCF. « On utilise l’intelligence artificielle depuis plusieurs années, observe le Pr Jouven, qui loue le caractère novateur de la démarche. Ici, on cherche à la retourner contre l’épidémie actuelle. »

4. Les makers et l'impression 3D à la rescousse

Les makers se mobilisent contre le Covid-19 :

« Tutoriels de visières et de masques à faire à la maison ou production de respirateurs médicaux avec imprimantes 3D… avec les makers qui pallient la pénurie de la crise sanitaire mondiale, on assiste à un mouvement qui s’apparente presque à une forme d’émancipation citoyenne. Ces spécialistes du Do It Yourself, souvent dotés d’une imprimante 3D, se sont mis à fabriquer les objets qui manquent cruellement au personnel hospitalier mais aussi aux particuliers à l’aube du déconfinement.

[...] Ces bricoleurs technologiques ne se sont pas improvisés du jour au lendemain, ils sortent pour la plupart des Fab Lab universitaires ou d'entreprises qui se définissent comme un « un réseau mondial de laboratoires locaux qui dopent l’inventivité en donnant accès à des outils de fabrication numérique. Un lieu ouvert au public où il est mis à sa disposition toutes sortes d’outils, notamment des machines-outils pilotées par ordinateur, pour la conception et la réalisation d’objets. ».

[...] Les makers « sont à la fois héritiers d’une tradition assez ancienne du Do It Yourself, mais aussi de l’éthique hacker autour du numérique et de l’informatique, avec l’idée de maîtriser les technologies et non de les subir », explique la sociologue Marie-Christine Bureau. Organisés, ces derniers se sont structurés pour mieux gérer la production dans la lutte contre la pandémie en se réunissant notamment dans des groupes Facebook « Makers contre le Covid », qui comptent près de 3.000 membres actifs sur le territoire français. Avec plus de 4.500 imprimantes 3D disponibles sur les territoires français, belge et suisse, l’initiative menée par Yann Marchal représente un coup de pouce non négligeable, mais encore insuffisant selon lui, avec un temps d’impression pour une seule visière qui peut atteindre deux heures. Un concours de fabrication de respirateurs médicaux a même été lancé, dans le cadre du CoVent-19 challenge.

[...] Mais la tendance à « faire soi-même » gagne également de nombreux particuliers qui profitent notamment du temps de confinement à la maison pour suivre des tutoriels en ligne. Très répandus, ces « tuto » destinés à apprendre à fabriquer, sans outil technique, des masques doivent relever le défi de la facilité. Un défi inspirant également pour les designers comme pour le japonais Tokujin Yoshioka qui a publié sur son site internet un tuto simple afin de concevoir son propre masque facial en film PVC et dont le patron est téléchargeable gratuitement. Restent les débats quant à la fiabilité et l’efficacité de ces productions qui se multiplient. La plateforme en ligne Covid3D vient d’ouvrir pour mettre en relation les makers, les entreprises et le personnel de santé. »

Pourquoi le Covid-19 va propager le mouvement maker :

« Au début de l'année 2020, Usbek & Rica s'était amusé à imaginer l'avènement du « mouvement maker » en quatre scénarios. Entretemps, le réel est venu percuter nos activités de prospective et le Covid-19 a accéléré les futurs que nous envisagions pour les imprimantes 3D, les ateliers Do It Yourself et l'autofabrication. Avec la crise sanitaire, la « nouvelle révolution industrielle » dont parlait Chris Anderson dans son ouvrage de 2012 semble s'être enclenchée. Voici quelques raisons pour lesquelles nous pensons que cette fois sera la bonne : le mouvement maker est enfin prêt à passer à l'échelle proto-industrielle.

[...] Dans le « monde d'avant », la gageure, en particulier au sein des grands groupes industriels, était donnée aux brevets, et on gardait bien secrètement ses innovations sous scellés. [...] Mais au cœur de la crise sanitaire, une inédite course à l'ouverture et à la transparence s'est lancée. Les communautés de hackers et de chercheurs, les « usual suspects » en matière d'open source, se sont rapidement mises en branle : sur GitHub, on retrouve toutes sortes d'initiatives (outils de visualisation des données, modélisation moléculaire, ventilateurs, etc.), tandis que le MIT a développé son propre modèle de respirateur. De nombreux studios de design, disposant déjà d'imprimantes 3D et du savoir-faire nécessaire, ont immédiatement suivi ces premiers de cordée. [...] Enfin, et plus surprenant, de grands groupes industriels se sont également convertis à l'open source. En pôle position en France, Decathlon, qui a partagé les plans 3D et les informations techniques relatives à son masque de snorkeling avec les « projets les plus sérieux et les plus avancés », tout en bloquant leur vente au grand public afin de « réserver tout le stock disponible pour le donner au personnel soignant ».

[...] En 2010, nombreux étaient les défenseurs de la cause maker à pronostiquer l'installation d'une imprimante 3D dans chaque foyer. Dans un rapport intitulé « Innovations technologiques et performance industrielle globale : l’exemple de l’impression 3D », publié en 2015, le CESE (Conseil Économique Social et Environnemental) considérait même l'impression 3D « comme l’une des technologies liées au numérique susceptibles de transformer profondément [...] les modes de production et, par conséquent, les modèles économiques actuels ». Des annonces pas vraiment suivies d’effets avant la crise sanitaire actuelle, qui pourrait bien rebattre les cartes et constituer une « preuve de concept » grandeur nature. [...] Guilhem Peres, fondateur de l'entreprise eMotion Tech, un fabricant d'imprimantes 3D, relevait en avril : « Qu’est ce qui a été le plus efficace pour mettre en œuvre la fabrication des visières et de masques ? C’est l'impression 3D [...]. On commence dans les années 2020 à trouver des usages à cette technologie qui n'existaient pas encore à l’époque, ou alors, aux usages auxquels nous n’avions pas encore réfléchi [...]. Dans des situations de crise et d'urgence, l’impression 3D fait preuve de beaucoup de souplesse et de flexibilité. »

[...] Dans « le monde d'avant », parler de relocalisation de l'activité productive avait pour effet immédiat de vous situer à l’un ou l’autre bord de l’échiquier politique, populiste droitier ou écolo à tendance altercapitaliste. Aujourd'hui, ce n'est plus un tabou, et on commence même à l'envisager dans les sphères les plus libérales de la pensée économique. Pour une raison simple : avec l'hyperfragmentation des chaînes de valeur mondialisées, de nombreuses entreprises se sont rendues compte face à la crise qu'elles ne connaissaient pas tous les acteurs et sous-traitants dont leurs activités dépendaient. Si bien qu'une relocalisation leur permettrait d'être plus proches de leurs partenaires industriels et de piloter plus précisément leurs processus industriels. [...] Si une relocalisation « n’est plus une option mais une condition de survie de nos systèmes économiques et sociaux », comme le titrait une récente tribune parue dans Le Monde, rappelons seulement que celle-ci devra se faire au profit de la protection de l'environnement et, en ce qui concerne la France, au sein d'une réflexion concertée à l'échelle européenne.

[...] Certes, des obstacles persistent : la pérennisation et la complétion des cartographies et des réseaux de makers nés dans le cadre de la crise sanitaire, comme la carte dédiée de Google Maps, le réseau Covid Initiatives ou la plateforme Covid 3D ; la démocratisation des formations, passage obligé selon Nicolas Bard, fondateur de Make ICI ; l'édiction de normes et de standards en termes de matériaux et de modes de production. Mais cette crise aura au moins le mérite de lancer des discussions sur l'industrialisation de certaines solutions, chose encore difficilement imaginable il y a quelques semaines à peine. »

L'impression 3D à la rescousse contre le Covid-19 :

« L'impression 3D s’érige en arme de choix dans la lutte contre le Covid-19. Très vite, elle est apparue comme le procédé de fabrication ultra-rapide et positionné au plus près des besoins pour répondre à l’urgence de la crise. L’Assistance publique-Hôpitaux de Paris s’est équipée de 60 machines de la marque américaine Stratasys. Un investissement total de 2 millions d’euros, financé par le groupe de luxe Kering et Université de Paris. Installés par CADvision à l’hôpital Cochin, les 60 appareils permettent d’imprimer du matériel médical, des visières de protection et des éléments de respirateur artificiel. « L’idée de ce partenariat est de pouvoir imprimer ce que l’on voit sur internet, mais aussi d’avoir une chaîne de production locale » estime Arnaud Toutain, expert médical de Stratasys.

[...] Partout dans le monde, les acteurs de la fabrication additive se sont rapidement mobilisés. Le constructeur tchèque Prusa a, par exemple, publié en open source des plans 3D de visières, réutilisés sur tout le globe. En France, le média en ligne spécialisé 3Dnatives s’en est servi pour lancer l’opération « Les Visières de l’espoir », qui vise à distribuer 20.000 visières à différents centres hospitaliers universitaires. Le projet comptait début avril une quinzaine de partenaires, dont L’Oréal, Aereco et Carrafont. « Cela représente dix-sept centres de fabrication en France, détaille Marc Pfohl, cofondateur de 3Dnatives. On se sert uniquement d’imprimantes 3D industrielles. » [...] Les initiatives de ce genre se multiplient.

[...] Dans cette course contre la montre pour équiper les soignants, les fabricants de machines ont mis toutes leurs capacités à disposition. L’américain HP a publié en open source cinq plans numériques validés et adaptés à ses machines. Son catalogue d’urgence va de la « poignée de coude » pour les portes aux visières de protections. « Nous atteignons des volumes de production relativement conséquents, argue Nicolas Aubert, directeur de l’impression 3D chez HP France. C’est l’avantage d’un système industriel. » Les machines de HP, comme celles de son compatriote Stratasys, utilisent la technologie de fusion sur lit de poudre plutôt que celle de dépôt de fil des imprimantes de bureau. Elles permettent de produire plusieurs pièces en même temps : en une unique impression, une machine HP produit 70 visières simultanément, en 24 heures. Et les pièces sont plus solides, résistant notamment à une stérilisation à haute température en autoclave, ce qui les rend réutilisables.

[...] L’esprit bidouilleur de l’univers de la fabrication additive a favorisé la mobilisation de tous. Y compris des écoles d’ingénieurs. À l’Isen de Toulon, le manager de l’espace de prototypage I-Lab et des bénévoles produisent des visières et masques de protection envoyés aux commerçants, pompiers, forces de l’ordre et personnels médicaux de la région. L’Université de technologie Belfort-Montbéliard imprime, elle, des embouts de masques de plongée Decathlon modifiés, destinés aux soignants de l’hôpital de Trévenans. La communauté maker est sur le qui-vive. Plus de 500 bricoleurs, responsables de fablabs et chimistes ont répondu à l’appel du youtubeur Monsieur Bidouille pour constituer un groupe en ligne. Des makers qui, de chez eux ou dans les locaux d’associations, fabriquent des masques, du gel hydroalcoolique, voire des respirateurs médicaux.

[...] Autre avantage : la production est délocalisée chez les clients. « Nous avons connecté plus de 4.000 imprimantes dans le monde en moins d’une semaine, pointe Jos Burger, PDG de la marque d’imprimantes de bureau Ultimaker. Universités, designers, makers, ingénieurs… C’est tout un réseau qui se met en place. » HP a mobilisé ses clients L’Oréal et Decathlon et Stratasys a formé une coalition de plus de 150 entreprises comprenant Boeing, Toyota et Medtronic. Ce sont les marques qui assurent la liaison entre les demandes des hôpitaux et les différents points de production. Elles font aussi le lien avec des experts en conception, en biocompatibilité et des designers. De quoi faire naître tout un écosystème d’innovation ouverte, impliqué dans une mobilisation inédite. »

Dans les hôpitaux, la low-tech à la rescousse contre le Covid-19 :

« Confrontés au manque de matériel médical à l’échelle mondiale, médecins et chercheurs mettent au point des solutions simples mais innovantes destinées à se prémunir contre le virus.

[...] Hsien Yung Lay, anesthésiste au Mennonite Christian Hospital à Taïwan, a imaginé une boîte en plastique destinée à protéger les médecins lors de l’intubation des patients atteints du Covid-19, une manipulation associée à un important risque de contamination par le coronavirus. Son dispositif est destiné à pallier le manque d'appareils respiratoires à adduction d’air filtré utilisés pour protéger ceux qui les portent d’un air contaminé. Le principe de cette invention est très simple. Il s’agit d’une boîte en plastique qui se place au-dessus de la tête du patient pour éviter la projection de gouttelettes si ce dernier tousse. Deux trous sont pratiqués pour permettre aux médecins d’y glisser leurs mains pour réaliser l’intubation. Le dispositif ne coûte que quelques dizaines de dollars et peut être réutilisé à condition d’être désinfecté. Le médecin a mis en ligne les plans de cette boîte.

[...] Cet exemple n’est pas unique. Un consortium coordonné par le CNRS s’être lancé dans la production industrielle d’adaptateurs permettant d’équiper de filtres antiviraux des masques de plongée de la marque Decathlon. Des masques également destinés aux professionnels de la santé en contact avec des patients atteints du Covid-19. L’idée est venue de l’équipe du professeur Manu Prakash, enseignant en bio-ingénierie à l’Université de Stanford, qui a utilisé une imprimante 3D pour développer cet adaptateur. Là encore, les données de cette innovation ont été mises en ligne en open source. Les masques de la marque Decathlon avaient déjà été détournés par un médecin de Brescia en Italie pour servir à équiper des appareils d’assistance respiratoire. Aux Etats-Unis, ABC News se faisait également l’écho d’une initiative visant à utiliser des appareils destinés à la surveillance à distance des bébés pour observer les patients tout en limitant les contacts.

[...] Ces solutions ont en commun un développement qui nécessite peu de moyens et une diffusion libre. Elles prennent souvent ancrage dans la communauté des makers, ces personnes qui inventent ou détournent des objets en créant leurs propres techniques et avec les moyens du bord. Cette communauté s’est fortement mobilisée pour imprimer en 3D des supports pour des visières en plastique à destination des soignants. Développées dans l’urgence, ces inventions doivent cependant encore être testées de manière rigoureuse, avant que leur efficacité soit validée scientifiquement. »

5. Les robots sur tous les fronts :

Face au Covid-19, les robots sur tous les fronts :

« Depuis le début de la crise, les robots ont déjà montré leur valeur pour limiter les interactions physiques, afin de réduire les risques d’infection notamment dans le secteur hospitalier et celui de la livraison. Le robot humanoïde Pepper de Softbank Robotics a ainsi été utilisé par l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière pour organiser des visites virtuelles. Et les appareils de livraison autonomes ont connu un regain d’intérêt. Mais la réouverture des écoles, des commerces et de la plupart des lieux publics a fait émerger de nouveau besoins, comme celui de faire respecter les mesures de distanciation. À Singapour, des promeneurs ont ainsi été rappelés à l’ordre par un chien-robot Spot de Boston Dynamics équipé d’un haut-parleur, et capable de patrouiller automatiquement les allées du parc.

Ailleurs, ce sont des drones qui sont utilisés par les forces de l’ordre, notamment pour surveiller des espaces interdits au public. Comme à Paris, où des premiers essais ont eu lieu il y a plus de deux mois. [...] Mais l’usage des drones ne s’arrête pas à la surveillance des rues. La société d’analyse Global Data liste ainsi un nombre croissant d’utilisations pour ces appareils. « Les autorités considèrent des technologies disruptives telles que les drones pour faire respecter les mesures de distanciation sociale, mesurer la température des individus, livrer des médicaments et pulvériser du désinfectant », explique l’analyste Manish Dixit.

Dans les hôpitaux, la low-tech à la rescousse contre le Covid-19 :

Ce dernier point s’avère être un besoin croissant, notamment pour les lieux clos accueillant du public comme les aéroports et les supermarchés. Face aux exigeances sanitaires, ils font face au défi de désinfecter régulièrement les surfaces sans pour autant perturber leurs opérations. Pour cela, une solution est envisagée: la désinfection au rayonnement ultraviolet, qui permet d’éliminer le virus sans produits chimiques. Plusieurs tests sont en cours, notamment à l’aéroport de Nice, où un robot de la société danoise UVD Robots est utilisé pour décontaminer des surfaces qui seraient difficilement accessibles autrement.

Un autre moyen de décontamination consiste à pulvériser du désinfectant sur les surfaces, tâche pour laquelle l’utilisation d’un robot permet à la fois d’augmenter l’efficacité du processus, mais aussi de limiter l’exposition des opérateurs aux produits utilisés. Un nouveau marché qui fait appel d’air pour les entreprises, dont certaines qui avaient voulu s’y lancer plus tôt, sans succès. En témoigne l’histoire d’Octopus Robots, une start-up de Cholet qui avait conçu un robot de désinfection de lieux publics en 2014, et l’avait finalement réorienté vers le domaine agricole faute de demande. Mais le Covid-19 l’a incité à repenser ses plans : son robot, équipé pour diffuser un brouillard désinfectant, est désormais proposé aux grandes surfaces, et fait l’objet d’une forte demande selon ses dirigeants. »

Policiers, infirmiers, livreurs... les robots à la rescousse face au virus :

« Carte d’identité en main, un passant se fait contrôler… par un robot policier. Ils sont plusieurs à circuler dans les rues de Tunis depuis début avril. Leur objectif : faire respecter le confinement. imposé par le gouvernement. Ces engins équipés de caméras sont pilotés à distance par des agents de police. Ils peuvent interagir avec les passants, sans être en contact avec eux. À l’origine, ces robots P-Guard, fabriqués par une société tunisienne, servent à la sécurité des entreprises. Ils valent entre 100.000 et 130.000 euros chacun. L’entreprise qui les construit devrait également mettre à disposition d’hôpitaux tunisiens des robots permettant de faire le tri parmi les patients en fonction de leurs symptômes.

[...] En Italie, un hôpital de Lombardie utilise déjà des robots pour remplacer médecins et infirmiers dans certaines tâches. « Le robot nous aide à surveiller certains paramètres cliniques du patient, explique le docteur Francesco Dentali, directeur des soins intensifs à l'hôpital Circolo de Varèse. Par exemple le rythme cardiaque, la fréquence respiratoire, la saturation, la pression sanguine et aussi les aspects mécaniques de la respiration. » Ces robots, infatigables, permettent au personnel soignant de communiquer et d'entrer en relation avec les patients atteints du Covid-19 à distance. Cette technologie limite donc le risque d’infection du personnel et réduit l’utilisation d’équipements de protection. Elle permet également de gagner du temps. Mais les médecins n’abandonnent pas pour autant les consultations physiques, car la relation humaine reste fondamentale pour les patients.

[...] En Thaïlande, des robots Ninjas détectent les cas de coronavirus. À l’origine, ils étaient élaborés pour aider à la prise en charge des malades ayant subi un accident vasculaire cérébral. Dotés de la 4G, ils peuvent prendre la température d'un cas suspect, surveiller l'évolution des symptômes. Mais aussi permettre au personnel hospitalier et aux malades de correspondre par visioconférence. Ils devraient prochainement servir à désinfecter les chambres des malades.

[...] En Allemagne, le robot Pepper installé dans un supermarché fait de la prévention. Il rappelle aux clients de maintenir une distance de sécurité entre eux. Il leur demande également de ne pas faire de courses compulsives pour faire des stocks et de faire preuve de solidarité.

[...] En Inde, à l’entrée de locaux administratifs, des robots distribuent du gel hydro-alcoolique et des masques aux visiteurs. Ils servent également à informer les gens sur le coronavirus. Dans la région de Chennai, d’autres robots sont actuellement testés. Ils devraient prochainement servir à apporter de la nourriture et des médicaments aux patients Covid-19 en isolement. »

Les robots assistants au temps du Covid et après la crise :

« Les Ehpad et la majorité des hôpitaux publics français sont en sous-effectifs de personnels médicaux et paramédicaux. Ils manquent de moyens et subissent des conditions de travail de plus en plus difficiles. La crise du Covid-19 va sans doute dynamiser l’arrivée des robots de service à l’hôpital et dans les zones à confinement comme la réanimation. Ces aides robotiques sont importantes pour de nombreuses raisons par exemple pour les cas de maladies dégénératives, le suivi de pathologies psychiatriques, de maladies chroniques, etc. [...]
En cas de perte d’autonomie dans le grand âge, les robots assistants seront des aides précieuses pour les personnels de santé, les familles et les patients. Le but étant de préserver le plus possible l’autonomie des patients pour qu’ils puissent rester chez eux. Les indications, les limites et les aspects éthiques sont discutés dans leur utilisation au sein d’une prise en charge globale des personnes atteintes de n’importe quel niveau de vulnérabilité.

[...] Les dispositifs sont très variés, tant par leurs fonctions que par les technologies utilisées. Il y a de différents types de tâches et de design de robots : des robots de téléprésence, des robots humanoïdes compagnons et assistants. La technologie est au cœur de la bataille contre le Covid-19, partout dans le monde. En Russie, la ville de Moscou a décidé de se servir par exemple de la reconnaissance faciale pour surveiller les malades. La Chine fait aussi figure de laboratoire d’essais pour les applications de reconnaissance faciale. Les USA, le Japon sont très en avance et ont déjà déployé des robots assistants à l’hôpital. L’Europe souhaite développer des solutions robotiques utiles, agiles et éthiques pour les soignants et les patients.

[...] Durant la pandémie, le déploiement de différents types de robot affectés à des tâches spécifiques à l’hôpital s’est avéré utile. Ils ne remplaceront pas les humains mais seront des aides précieuses auprès des personnels soignants, des médecins et des familles. A Wuhan, les autorités chinoises ont ouvert un service hospitalier intégralement robotisé. [...] Dans ce service, des robots livrent de la nourriture et des médicaments aux patients, peuvent relever des mesures comme la température des patients, assurent la propreté sanitaire du service. Cette expérience en grandeur nature est extrêmement intéressante : plusieurs types de robots sont déployés pour différentes tâches. Certains ont une tête, des bras et un torse, et sont humanoïdes ou non. Ils sont quasiment tous équipés d’une base roulante. Mais leur mission principale pour l’instant consiste à désinfecter les zones où les patients se trouvent pour limiter la propagation du virus.

[...] Utiliser des robots de téléprésence à l’hôpital pour offrir aux familles et aux malades des visites malgré le confinement est une très bonne idée. Un robot apporte des avantages par rapport à la téléconférence sur tablette ou smartphone ; il a une autonomie de mouvement et peut être en lien avec plusieurs personnes. Le robot se déplace dans la pièce, adapte la hauteur de sa tête à la personne avec laquelle il veut interagir pour créer un contact visuel, ce qui est par exemple compliquée quand le patient est couché. Le service de réanimation de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière a testé l’usage du robot humanoïde Pepper pour permettre aux proches de rendre visite virtuellement aux malades. [...] L’expérience s’est révélée positive malgré le fait que certaines personnes soient choquées de voir leurs parents en situation de grande faiblesse, de souffrance sans pouvoir les aider.

[...] Il y a différentes problématiques éthiques liées à l’apparence du robot, ses capacités, sa personnalité, son langage… mais aussi à la sauvegarde de nos données, aux choix proposés par le robot. Mon expertise de recherche porte principalement sur le langage et l’interaction affective humain-machine. Les expérimentations d’interaction vocale avec des robots émotionnels capables de reproduire des rituels d’interaction sociale, menées par mon équipe avec des psychologues, des psychiatres et des gérontologues depuis une dizaine d’années [...] nous amènent à entrevoir de nouvelles possibilités pour des applications de santé mais aussi de nouveaux risques.

[...] Notre voix en dit beaucoup sur nous, c’est un vrai visage sonore. Le sourire s’entend ! On sait au téléphone si notre interlocuteur va bien ou non. Les médecins au SAMU, comme les « oreilles d’or » à bord des sous-marins, relèvent des informations très précieuses et des indices de pathologie très utiles dans l’urgence. Toutes ces informations, mots, intonations, inflexions, accent, peuvent être analysée par une machine. La voix permet de nombreuses interprétations en traitement automatique. L’interaction vocale avec des machines va devenir un des moyens privilégiés de communication. Les patients, peu habitués à ces nouvelles technologies, peuvent montrer de l’attachement aux machines ou leur prêter des intentions de nuisance. Les « objets conversationnels » pourront amener des dérives possibles qu’il faut surveiller comme la dépendance et l’isolement qu’ils sont capables d’induire chez les plus vulnérables. Ces machines devraient respecter quatre principes éthiques fondés sut les droits de l’homme : le respect de l’autonomie humaine, la prévention de toute atteinte, l’équité, et l’explicabilité.

[...] J’ai proposé d’enrichir les lois d’Asimov avec des commandements adaptés aux robots assistants de vie. Les fondements de ces commandements viennent en partie de retour d’expériences d’interactions lors de mes recherches entre des personnes âgées et des robots. [...] Travailler sur une complémentarité entre humains et robots est un des grands chantiers de demain pour la santé et le vieillissement de la population. Des scenarios sont à construire en vérifiant l’efficacité et le coût des solutions. Des questions éthiques se posent, relatives tant à la nature et à l’usage qu’à la sécurité et à la confidentialité des échanges avec les robots. Des réglementations européennes sont nécessaires. »

En Italie, des robots au chevet des malades :

« Les robots sont des assistants infatigables. Ils ne peuvent être contaminés, ils ne sont jamais malades » : ces recrues sont adoubées par le chef de l'unité de soins intensifs de l'hôpital Circolo de Varèse en Italie, submergé par les malades du coronavirus. Pilotés à distance, les six robots acquis récemment par l'hôpital s'activent auprès des malades, vérifiant les paramètres vitaux ou déclenchant des procédures indispensables au maintien en vie de ces malades durement atteints. Certains des robots sont blancs, dotés d'écrans et de capteurs sur ce qui fait office de tête, d'autres, plus simples, ressemblent à un petit balai noir sur roues avec une tête-écran rectangulaire. Tous semblent sortis d'un film futuriste. En pilotant à distance ces bijoux d'électronique, médecins et infirmiers se protègent et économisent les équipements de protection. Et d'après les médecins, ces petits robots ont un autre atout : ils font sourire certains patients. »

Pourquoi les robot ont déçu pendant le confinement :

« Des ouvriers bloqués chez eux. Des règles de distanciation empêchant toute intervention à domicile. Un besoin de socialisation exacerbé en plein confinement. La pandémie aurait dû voir triompher les robots qui ne tombent pas malades, les drones de livraison ou la réalité virtuelle pour rapprocher les familles. Las, elle a surtout révélé leur manque de maturité. Que s’est-il passé ? « L’explication est simple, dit Frédéric Hélin, expert en robotique. Les robots n’ont toujours pas la dextérité ou la polyvalence des humains. C’est pourquoi ils sont utilisés pour augmenter nos capacités plutôt que pour nous remplacer. »

[...] Pour la livraison, beaucoup aimeraient se passer au plus vite des humains. Et pour cause : le modèle économique d’acteurs tels que Deliveroo ou Uber Eats repose sur des autoentrepreneurs à vélo. Or la précarité des livreurs et leur forte exposition en pleine pandémie ont inquiété. Et les restaurateurs se désolent du coût élevé des commissions. Mais les robots de livraison ne sont pas encore au point. Derrière les belles images de voiturettes autonomes livrant des repas ou des colis se cachent souvent des humains qui les téléguident ou les supervisent à distance. Et quand elles sont réellement autonomes, leur rayon d’intervention se limite au mieux à quelques bâtiments d’un campus universitaire... [...] Plutôt que de l’accélérer, le confinement a freiné tout le secteur du véhicule autonome. Pour des raisons de sécurité, il faut pouvoir reprendre la main en cas d’urgence, la plupart des voitures requièrent deux personnes, soit à bord, soit dans un véhicule suiveur. Avec les règles de distanciation, c’était impossible. Les expérimentations de taxis et de camions autonomes ont été stoppées. Depuis, les licenciements se multiplient dans le secteur.

[...] Même la réalité virtuelle, qui aurait pu permettre de reconstituer de véritables classes ou de s’évader de chez soi, n’en aura pas profité. On trouve pourtant des modèles autonomes pour environ 200 euros. Mais la qualité d’image est encore imparfaite, le confort des casques également. Les grands gagnants du confinement auront donc été la visioconférence et les films en streaming. Deux innovations datant des années 1990. »

6. Surveillance et traçage : des mesures d'exception appelées à durer ?

Le risque est d'entrer dans une nouvelle ère de surveillance numérique invasive :

« Face au Covid-19, la tendance au « solutionnisme technologique » est de nouveau à l’œuvre. Comment ne la serait-elle pas, alors que la pandémie fait rage, tuant par milliers et plongeant des millions de confinés dans l’angoisse et l’incertitude ? Une idée a prospéré dans le monde entier sur ce terreau favorable : l’utilisation des données numériques, en particulier des téléphones mobiles, pour combattre la pandémie. L’idée coule de source : alors que dans certains pays, notamment la France, 80% de la population se promène avec son smartphone en poche, les données mobiles sont une mine d’or pour les épidémiologistes et les pouvoirs publics, en particulier en matière de géolocalisation. Elles offrent aux scientifiques un aperçu fidèle des flux de populations, et donc une précieuse fenêtre sur la pandémie. Pour les pouvoirs publics, ces données peuvent permettre d’anticiper la charge des infrastructures de santé, de savoir si les restrictions de déplacement sont efficaces, voire de suivre à la trace les malades et les confinés. Le travail sur des données agrégées, qui ne permettent en théorie d’identifier personne et qui ont fait leurs preuves par le passé, a déjà commencé, partout dans le monde.

[...] Avec la propagation rapide de la pandémie, la tentation d’aller plus loin est forte. En Israël, les moyens de l’antiterrorisme sont mis à profit pour identifier les malades potentiels en se fondant sur leur proximité, déduite de leurs données téléphoniques, avec des personnes infectées. A Taïwan, le respect du confinement par les personnes malades est vérifié directement par le biais des données mobiles. Dès février, la Chine a déployé dans certaines provinces une application pour filtrer les déplacements. Si le particulier reçoit un code orange ou rouge, il est soupçonné de porter le virus et doit s’isoler. L’idée de telles applications semblait alors lointaine et dystopique. Quelques semaines et plusieurs dizaines de milliers de morts plus tard, les initiatives se multiplient pour rendre le « traçage des contacts », un des outils de base de lutte contre les épidémies, plus rapide, plus fiable, automatique et réalisable à l’échelle de dizaines de millions d’individus.

[...] Les grandes démocraties vont donc devoir faire des choix délicats, et ce, alors que les périodes de crise sont propices aux décisions hâtives, aux textes de loi mal ficelés et aux effets de cliquet. La grande inconnue demeure à ce jour dans l’acceptabilité sociale de ces dispositifs. L’ampleur de la crise sanitaire, et son lourd bilan, est-elle de nature à faire sauter les digues en matière de libertés publiques ? La société civile s’inquiète déjà. « Les initiatives des Etats visant à contenir le virus ne doivent pas servir de prétexte à entrer dans une nouvelle ère de systèmes généralisés de surveillance numérique invasive. Aujourd’hui plus que jamais, les gouvernements doivent veiller rigoureusement à ce que les restrictions imposées aux droits humains ne piétinent pas les garanties en la matière, établies de longue date », écrivent plusieurs dizaines d’ONG dans une déclaration commune.

[...] L’Europe, avec son règlement sur les données personnelles, passe pour avoir la législation la plus stricte sur la question. Ce dernier n’interdit pourtant pas de développer des outils numériques contre la pandémie. Comme le rappelle la présidente de la Commission nationale de l’informatique et des libertés, si ce système de géolocalisation est contraint dans le temps, transparent, assorti de mesures de sécurité, le moins intrusif possible, et comporte un intérêt scientifique avéré, alors le droit ne devrait pas s’y opposer. Et il y a fort à parier que les citoyens non plus. »

StopCovid, une application passée en deux mois de l’idée dystopique à l’Assemblée :

« Le 11 février, après avoir ravagé la ville chinoise de Wuhan, le nouveau coronavirus est aux portes de la ville de Hangzhou, 500 kilomètres plus à l’est. Ses habitants découvrent alors une nouvelle application pour leur téléphone. Conçue par le gouvernement et le géant de l’e-commerce Alibaba, elle affiche un code-barres vert. Si l’algorithme estime que la personne s’est déplacée dans une zone à risque ou a fréquenté de trop près un porteur du nouveau coronavirus, le code vire au jaune, voire au rouge. Et son utilisateur doit se confiner. Cette application est adoptée par une centaine de villes chinoises et s’insère vite dans la panoplie des « moyens policiers » du pouvoir chinois. Vu du monde occidental, où le virus n’a pas encore tué, l’idée d’une application de pistage de la population a des airs de dystopie.

[...] Deux mois ont passé, qui pourraient être deux siècles : mardi 28 avril, en France, l’Assemblée nationale s’apprête à voter sur le plan de déconfinement. Un projet qui comprendra, notamment, le principe de StopCovid, une application pour identifier les « cas contacts » des malades. L’application française n’a pas grand-chose à voir avec son homologue chinoise en termes de fonctionnement et de garde-fous. Mais elle consiste tout de même à fixer dans la mémoire du téléphone l’intégralité des interactions de son porteur afin de l’avertir s’il a côtoyé un malade du Covid-19 et d’enrayer les chaînes épidémiques d’un virus qui se transmet avant les premiers symptômes.

[...] Avec d’autres, Christophe Fraser a placé ces applications de traçage dans le débat public occidental. Ce chercheur à l’université d’Oxford s’est intéressé à l’évaluation mathématique de l’efficacité du « suivi de contact » lors de sa « première grande épidémie », celle du SRAS en 2004. Quand arrivent les premières données sur ce nouveau coronavirus, il comprend qu’il peut se jouer du suivi de contact traditionnel : lorsqu’on se sait malade, on a déjà infecté deux voire trois de ses proches. Plusieurs de ses collaborateurs lui parlent alors de cette étrange application chinoise qui semble être, en partie du moins, utilisée pour du contact tracing. « On a tout de suite “fait les maths” et vu que c’était prometteur », se souvient le scientifique. Il avertit le gouvernement britannique et plusieurs collègues à travers l’Europe. D’autres chercheurs, notamment en Allemagne, ont eu la même idée, mais ce sont les travaux de Christophe Fraser et de son équipe, publiés sur leur site à la mi-mars puis dans la revue Science, qui vont donner aux applications de traçage une caution épidémiologique décisive.

[...] Dans une France tout juste confinée, l’idée d’une application de traçage est taboue. Le 20 mars, le secrétariat d’Etat au numérique assure qu’aucun projet de ce type n’est en cours. Cinq jours plus tard, le gouvernement en est encore à tenter de « comprendre de quoi on parle » et à « vérifier l’intérêt sanitaire » de cette idée. « Ce n’est pas dans la culture française », balaie même, le lendemain, le ministre de l’intérieur, Christophe Castaner. Mais les propositions et les idées affluent au cabinet de Cédric O, le secrétaire d’Etat chargé du numérique. Ce dernier demande à Aymeril Hoang, consultant et bon connaisseur du numérique, d’examiner, bénévolement, comment les nouvelles technologies sont mises à profit contre le Covid-19 dans le monde. [...] Sa mission fait la part belle au contact tracing. Les initiatives singapouriennes et sud-coréennes sont examinées et des contacts sont établis avec l’Institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria), qui se penche lui aussi sur le sujet. Dès le 24 mars, l’Elysée présente un nouveau conseil scientifique dont l’une des missions sera de réfléchir à « l’opportunité de la mise en place d’une stratégie numérique d’identification des personnes ayant été au contact de personnes infectées ».

[...] Début avril, l’Inria s’organise face à ce sujet triplement inédit. D’abord, jamais une telle application n’a été conçue, les défis techniques sont multiples et les scientifiques partent quasiment de zéro. Ensuite, il faut faire en quelques semaines ce qui aurait, en temps normal, pris des années. Enfin, il s’agit d’un projet très risqué en matière de libertés publiques. L’Inria fait travailler son équipe de chercheurs spécialisés sur les questions de protection des données. Répartis entre Lyon et Grenoble et viscéralement attachés au respect de la vie privée, ces derniers poussent le clin d’œil jusqu’à leur photo de groupe prise dans le Vercors : leurs visages y ont été pixélisés, comme pour protéger leur anonymat. Et voilà qu’on leur demande de construire une application pour suivre des millions de Français. Dans le cadre d’un consortium européen et en collaboration avec leurs homologues allemands de l’institut Fraunhofer, ils commencent la construction du protocole, l’épine dorsale de l’application qui détermine quelles données vont être stockées, où, et comment le système va identifier et notifier les contacts à risques. C’est là que se joue l’essentiel des enjeux en matière de libertés publiques. Depuis, plusieurs entreprises dont Capgemini, Orange et Dassault Systèmes collaborent avec l’Inria pour développer l’application.

[...] Le 8 avril, le ministre de la santé Olivier Véran et le secrétaire d’Etat au numérique Cédric O révèlent leur plan pour StopCovid et la tâche confiée à l’Inria. Ils affirment que l’application sera fondée sur le volontariat, développée par des experts, qu’elle reposera sur le Bluetooth et que le code sera ouvert. Le gouvernement sait le sujet sensible. La décision de déployer l’application n’est pas prise, affirment les ministres, et dépendra de la fiabilité technique, incertaine à ce stade car le Bluetooth n’est pas conçu pour mesurer les distances. Le 13 avril, lors de son allocution, le président de la République fait, pour la première fois, référence au projet. La France n’est pas seule dans ses recherches. Le Royaume-Uni annonce travailler à une application de traçage dès le 18 mars. En avril, l’Autriche, l’Islande et la Norvège sont les premiers pays à mettre entre les mains de leurs citoyens une telle application. Espagne, Italie, Pays-Bas… Beaucoup se penchent sur la question. Tous ou presque suivent le même schéma : des applications, temporaires et d’utilisation volontaire, utilisant le Bluetooth sans géolocalisation. C’est dans les détails techniques que cette unité vacille.

[...] A la surprise générale, le 10 avril, Apple et Google annoncent un partenariat sans précédent pour ces deux rivaux sur le marché du téléphone mobile. Les deux firmes travaillent ensemble à une évolution de leurs systèmes d’exploitation afin d’insérer le suivi de contact numérisé dans tous leurs téléphones et permettre, par la suite, à diverses applications de « tracing » de fonctionner. Bien conscientes d’être sur le terrain miné de la vie privée, les deux entreprises font des choix forts dont elles estiment qu’ils garantissent la protection des données personnelles. Elles prévoient de limiter le rôle d’un serveur central devant les recueillir et de privilégier un stockage « décentralisé » des données personnelles sur chacun des smartphones des utilisateurs. Or plusieurs pays européens, dont la France et l’Allemagne, ont fait un choix inverse : privilégier un système reposant sur un serveur central contrôlé par les autorités sanitaires et hébergeant les données les plus sensibles. La position d’Apple et de Google embarrasse Paris et Berlin. Le système qu’ils ont imaginé ne pourrait fonctionner avec l’architecture proposée par les deux géants du numérique.

[...] La question de l’architecture de l’application déchire aussi le milieu de la sécurité informatique. Trois camps se dessinent : ceux qui défendent le modèle dit « centralisé », poussé par l’Inria via son protocole, appelé Robert. Ceux qui prônent un modèle « décentralisé », proche d’Apple et Google, qu’ils estiment mieux armé contre la surveillance de masse. Et enfin ceux qui renvoient ces deux modèles dos à dos, estimant trop importants les dangers d’une application de traçage. Ces importantes réserves trouvent un écho dans le monde politique français, au-delà de l’opposition. Dans les jours suivant l’annonce de StopCovid, plusieurs députés macronistes se disent opposés à l’idée. Certains le sont toujours. Pour tenter d’apaiser les tensions, le gouvernement consent à exposer ses plans devant le Parlement. Des députés de tous bords réclament alors que ce débat soit, à l’Assemblée nationale, suivi d’un vote. Après y avoir été opposé, arguant que le projet ne serait pas finalisé, le gouvernement accepte l’idée… Avant que, samedi 25 avril, l’exécutif annonce finalement que le plan de déconfinement sera voté dans sa globalité, empêchant un vote à part sur le principe du traçage numérique, sujet éminemment sensible. »

Pourquoi l’appli StopCovid a toutes les chances d’être un échec :

« L’application permettant d’être alerté si l’on a croisé une personne infectée par le Covid-19 suscite de vives critiques techniques et éthiques, laissant sceptique sur son éventuel succès ou son utilité. [...] Pour mieux appréhender le débat technique, il faut bien comprendre son fonctionnement. Une fois installée et activée, l’application va utiliser la puce Bluetooth du smartphone pour détecter tous les autres appareils environnants. Si un smartphone se trouve à moins d’un mètre pendant quinze minutes ou plus, alors son identifiant (un code anonyme, qui change régulièrement) est enregistré. Si, dans les quatorze jours, la personne correspondant à cet identifiant est testée positive au Covid-19, alors StopCovid émet une alerte, intimant de contacter son médecin, puis d’effectuer un test.

[...] On comprend toute l’importance de la détection. Or, celle-ci s’avère loin d’être parfaite. D’abord parce que la technologie Bluetooth n’a jamais été pensée pour calculer des distances. Le hackeur Baptiste Robert nous l’expliquait : « C’est la même logique que les “barres” qu’affiche un ordinateur pour les réseaux wi-fi à proximité : plus le signal est puissant, plus il est considéré comme proche ; plus il est faible, plus il est considéré comme lointain. Tout repose sur une table de conversion, pour déduire la distance. » Sauf que cela peut se révéler bien imprécis, surtout quand on sait que l’intensité du signal dépend du modèle de smartphone. Sans parler du fait que le signal peut se capter à travers les fenêtres, le Plexiglas, ou de nombreux autres obstacles invisibles pour l’appli. Le gouvernement est bien conscient de ce problème. Dans un document explicatif remis aux parlementaires, il admet que le Bluetooth « n’est pas fait pour déterminer de manière précise une distance » et que les tests effectués sur le terrain font état de « faux positifs/négatifs ».

[...] Le recours au Bluetooth soulève d’autres problèmes d’ordre technique en matière de compatibilité. En effet, les smartphones utilisant les systèmes de Google et d’Apple s’avèrent incapables de communiquer simplement entre eux. Les deux géants américains ont répondu à la problématique en développant une nouvelle interface technique, qui impose toutefois de passer par eux et de suivre leur protocole strict sur la protection des données (uniquement stockées sur les téléphones des utilisateurs). Option refusée par la France.

[...] Aussi, l’utilisation de StopCovid s’annonce semée d’embûches. Ainsi, il faudra : que l’application soit activée et fonctionne systématiquement (au moins en arrière-plan) ; que le Bluetooth soit activé (or, il se désactive en général automatiquement toutes les heures, imposant une manipulation) ; que tous les utilisateurs croisés s’astreignent à ces mêmes règles ; éviter de ne croiser que des possesseurs d’iPhone (seuls les Android peuvent « réveiller » les iOS passés en veille). Autant de limites et difficultés d’utilisation qui réduisent considérablement le bon fonctionnement de StopCovid. « On est face à de véritables amateurs, tacle le hackeur Baptiste Robert. Ça va être tellement compliqué de rendre l’ensemble fonctionnel que les courageux qui auront téléchargé l’application vont s’en détourner. C’est un bricolage qui n’aboutira pas à l’adoption massive nécessaire pour rendre l’outil utile. »

[...] L’une des rares études sur les applications de traçage des contacts face au Covid-19, menée par des chercheurs d’Oxford, a conclu que « l’épidémie ne pourra être supprimée qu’avec 80% de tous les smartphones qui utilisent l’appli, ou 56% de la population générale ». En France, 77% de la population est équipée d’un smartphone. Il faudrait donc que près de 4 millions de Français utilisent StopCovid pour espérer supprimer l’épidémie de coronavirus. Nombre rejeté par Cédric O, qui assure qu’« à partir d’un peu moins de 10% de personnes qui l’utilisent dans un bassin de vie, [l’application] a une efficacité systémique pour diminuer la diffusion de l’épidémie ». Au-delà de la bataille de chiffres, on peut douter de l’enthousiasme à se contraindre à utiliser l’appli basée sur le volontariat. D’autant plus que le choix de rejeter le protocole d’Apple et Google conduit à rendre la technologie incompatible avec les applications actuellement développées par nos voisins européens. « Les travailleurs frontaliers ou les voyageurs devront télécharger deux applications », nous rétorque le secrétaire d’Etat.

[...] Reste enfin la notion de confiance. En effet, l’ensemble des personnes croisées à moins d’un mètre sera enregistré sur un serveur central de l’Etat, géré par Dassault et Capgemini, de manière anonyme. « Nous garantissons que les données auront le plus haut niveau de protection », promet Cédric O. L’Agence nationale de la Sécurité des Systèmes d’information (ANSSI) a ainsi demandé à des experts en cybersécurité et à la communauté de hackeurs « éthiques » YesWeHack de s’atteler à dénicher toutes les failles, contre des primes de 50 à 2.000 euros. Baptiste Robert nous indique qu’il a déjà repéré « au moins sept bugs et failles » de sécurité, dont un au niveau même de l’implémentation du protocole. « Avec le temps, on va forcément trouver des choses, d’une gravité plus ou moins élevée », indique le hackeur. Il pointe toutefois que, sur la logique même, « les utilisateurs doivent accepter de confier à un serveur de l’Etat la liste de toutes les personnes côtoyées, avec tout ce que cela implique en matière de vie privée ».

StopCovid est une application de notification, et rien d’autre :

« Après plusieurs semaines de débats passionnés autour du projet StopCovid, le gouvernement a annoncé la mise en place de brigades sanitaires d’environ six mille personnes. Les controverses autour de StopCovid sont nombreuses, et leurs dimensions sont complexes. La confusion commence dès la définition de son rôle : le contact tracing a souvent été confondu avec le social tracking, qui déclenche des références négatives sur l’usage des données personnelles. Il s’agit d’une application de notification d’exposition et rien d’autre ! Les informations générées ne sont pas des données personnelles.

[...] Cette application est fondée sur le protocole Robert [pour ROBust and privacy-presERving proximity Tracing], dont le développement a été piloté par l’Inria. Basé sur le Bluetooth, ce protocole ne peut prétendre à une précision importante et n’est pas infaillible. Mais c’est sans doute le meilleur compromis, car le GPS, plus précis, est beaucoup plus intrusif pour les libertés individuelles. Les chercheurs qui ont développé Robert sont des spécialistes mondialement connus de la privacy by design, visant à intégrer la protection de la vie privée dès la conception des outils numériques. Ils ont mené de nombreux projets interdisciplinaires en lien avec des juristes, des sociologues et des philosophes. Ce n’est pas par hasard que la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) a donné son accord, en préconisant, à juste titre, le suivi de son déploiement.

[...] La controverse sur le modèle de collecte d’informations, centralisé (Robert) ou décentralisé, a divisé les chercheurs ainsi que les états européens. Au fond, c’est le modèle de gouvernance des données générées qui a fait exploser l’alliance des acteurs européens. Le modèle centralisé choisi par la France permet de réduire les circuits de transmission de l’information vers les autorités habilitées à agir dans cette pandémie. Le modèle décentralisé envoie les notifications sur les terminaux et a l’avantage de ne pas risquer la concentration de l’information chez un opérateur qui pourrait en avoir un usage abusif. Apple et Google ont adopté le modèle décentralisé pour l’interface de programmation qui sera incluse de manière permanente dans les dispositifs mobiles. Sa force est de garantir l’interopérabilité entre ces différents dispositifs. Cela illustre de nouveau la prédominance des politiques des acteurs industriels multinationaux sur celles des gouvernements, qui voient leur souveraineté limitée. Ces industriels géreront la protection des données personnelles à la place des Etats. Lequel des acteurs est plus digne de confiance : un industriel piloté légitimement par ses intérêts économiques ou un exécutif issu, comme c’est le cas en France, d’élections démocratiques ?

[...] StopCovid est un levier d’accélération indéniable pour les autorités chargées de la gestion de cette crise sanitaire, apportant une information complémentaire à l’action des enquêteurs sur le terrain. Les mêmes controverses apparaissent pour la gestion des données collectées sur le terrain, nécessitant de nouveau l’accord de la CNIL. Quand l’Europe se débarrassera-t-elle de ses complexes sur la captation et l’analyse des données (personnelles ou non) pour le bien public ? A défaut, les autres le feront (et le font déjà). »

Australie : six millions de téléchargements et un seul cas positif identifié

« Le StopCovid australien confirme une fois de plus ce que pensait la Quadrature du Net. Il y a quelques semaines, l’association de défense des citoyens faisait part de ses doutes sur l’efficacité d’une telle application. Le constat fait par l’Islande, où 40% de la population a adopté Rakning C-19, est similaire à celui effectué par l’Australie. Les applications de suivi ne sont pas d’une grande utilité pour lutter contre le virus. En effet, en Australie six millions de personnes ont téléchargé l’application. Certes à l’échelle du pays c’est très peu, mais cela reste tout de même six millions de téléchargements. COVIDSafe n’a pour le moment permis d’identifier qu’un seul malade. L’application australienne s’appuie également sur une technologie Bluetooth pour notifier les utilisateurs s’ils ont été en contact avec des personnes infectées. Au fil des jours, le gouvernement a fait ressentir sa déception. Aujourd’hui, l’outil est seulement présenté comme une solution complémentaire pour lutter contre le Covid-19. [...] Finalement les premiers retours d’expérience des différents pays sont tous mauvais. Peu utile et même dangereux dans certains cas. »

L’application de traçage de Singapour se transforme en outil de surveillance de masse :

« Singapour fait partie des premiers États à avoir lancé une application de suivi pour lutter contre le Covid-19. Un programme développé entièrement par le gouvernement, basé sur le volontariat et l’anonymat, baptisé TraceTogether. Au fil des semaines, on s’aperçoit l’application de traçage se transforme plutôt en outil de surveillance de masse…

Tout ne s’est pas déroulé comme prévu. Le gouvernement de la cité-État avait tout misé sur la discipline de ses habitants. Habitués des nouvelles technologies, de nombreux experts pensaient que les singapouriens adopteraient largement cette application de suivi. Pourtant, à peine 20% de la population a joué le jeu. Le gouvernement espérait un taux de participation aux alentours des 60%.

En parallèle de ce premier échec, la cité-État a vu le nombre de contaminations exploser en quelques semaines sur son territoire. Un confinement partiel est donc décrété à partir du 6 avril. La promiscuité de certains singapouriens dans les lieux d’habitation a pu alimenter la propagation du virus. Enfin, le gouvernement de Singapour découvre finalement que de nombreuses personnes âgées n’ont pas de smartphone et qu’elles ne peuvent donc pas utiliser l’application TraceTogether.

Bref, malgré l’instauration d’une application de suivi et des mesures de confinement, la pandémie bat son plein à Singapour et le gouvernement ne sait plus quoi faire. Le 21 avril, le Premier ministre décide d’aller plus loin et d’insister avec son application de traçage : « nous devons utiliser pleinement la technologie pour retracer le parcours des personnes infectées par le virus ». Un haut responsable de la santé du pays vient de demander que TraceTogether devienne obligatoire.

À côté de TraceTogether, le gouvernement oblige les singapouriens à s’enregistrer dès lors qu’ils pénètrent dans un bâtiment public. Un système de QR code baptisé SafeEntry, un peu comme à Moscou ou à Hangzhou, oblige les singapouriens à s’identifier avec leur smartphone quand ils entrent ou qu’ils sortent d’un bâtiment public. Une mesure étendue aux centres commerciaux et aux entreprises à partir du 12 mai. Grâce aux QR codes, le système central de Singapour a accès à toutes les coordonnées des habitants qui s’enregistrent.

On sent bien qu’au fil des semaines, les mesures sont de plus en plus sécuritaires dans la cité-État. En France, la Quadrature du Net s’inquiète d’un tel phénomène et doute de l’efficacité d’une telle application en mentionnant justement l’exemple singapourien. L’association n’est pas la seule à s’inquiéter : à la fin du mois d’avril, une centaine d’experts en sécurité informatique français ont donné l’alerte dans une lettre ouverte. Ils estiment que StopCovid peut ouvrir la porte à une surveillance de la population. »

Une ville chinoise veut pérenniser le traçage numérique au-delà de l'épidémie :

« Massivement adoptés pour lutter contre l'épidémie, les dispositifs de traçage numérique pourraient se pérenniser en Chine. La ville de Hangzhou, au sud-ouest de Shanghai, a dévoilé ce vendredi un projet d'application, présentée comme un « pare-feu pour améliorer la santé et l'immunité » des citoyens, une fois la pandémie passée.

Pour endiguer l'épidémie, les résidents de la ville s'en sont jusqu'à présent remis à une application de traçage numérique obligatoire. Cette dernière leur attribuait un statut en fonction de leurs déplacements et de leur passage, ou non, à proximité de porteurs du virus, ceux écopant d'un statut rouge ayant pour obligation de rester chez eux et de renoncer à leurs déplacements.

L'application présentée par la Commission de la santé de Hangzhou reprendrait certaines fonctionnalités de ce service obligatoire, dont les QR codes devenus très populaires au cours de l'épidémie, pour l'agrémenter de nouvelles données. Ses utilisateurs se verraient attribuer un score de santé allant de 0 à 100, en fonction de leurs dossiers médicaux, des résultats d'examens et de facteurs relatifs à leur mode de vie, tels que leur consommation d'alcool et de cigarettes, leur nombre de pas quotidiens ou leurs habitudes de sommeil. Hangzhou ne précise pas de quelle manière ces informations seraient récupérées.

L'application sur laquelle planche Hangzhou viendrait se greffer à un système de surveillance déjà existant en Chine. Dans le pays, les citoyens écopent déjà d'une note en fonction de leur comportement en ligne, de leurs publications sur les réseaux sociaux, qui leur confère certains droits, ou au contraire certaines restrictions, comme celles de ne pas pouvoir prendre le train ni faire un prêt, si leur score est jugé insuffisant. Pékin prévoit notamment la création d'une plateforme unique pour centraliser toutes les données récoltées. »

Le confinement, bon prétexte pour lancer la surveillance par drones ?

« Désormais, des drones sont déployés dans plusieurs villes de France pour contrôler le respect des mesures de confinement. [...] À Nice, un drone diffuse des messages demandant aux habitants de rentrer chez eux. Près de Nantes, aussi, les gendarmes ont sorti le drone pour surveiller un parc fermé aux promeneurs et joggeurs afin d’éviter la propagation du coronavirus. Le 20 mars, le préfet de police de Paris, Didier Lallement, assistait aux premiers essais du nouveau dispositif de surveillance par drone dans la capitale. L’objectif : repérer plus facilement les citoyens qui ne respectent pas les mesures de confinement mises en place en pleine crise du coronavirus.

[...] Cette pratique développée en pleine pandémie est dans les cartons depuis plusieurs années, selon Laurent Mucchielli, sociologue et directeur de recherches au CNRS. « Dès 2017, certains maires se vantaient déjà d’avoir acheté des drones pour leur police municipale. Il n’est pas du tout étonnant qu’en période de crise, on voit sortir ces choses, car elles sont déjà prêtes depuis longtemps », relève le chercheur. Pour le sociologue, « on utilise la crise et la panique, et l’utilisation de mesures exceptionnelles comme l’état d’urgence pour sortir du tiroir ce qui était déjà prêt, mais que l’on n’aurait jamais osé utiliser en temps normal. Immédiatement, il y aurait eu des levées de boucliers ».

[...] Il suffit de remonter seulement quelques années en arrière pour s’apercevoir que le contrôle des populations a tendance à se renforcer en période de crise. « Pendant les deux ans d’état d’urgence qui ont suivi les attentats de 2015, un certain nombre de revendications des lobbies sécuritaires sont passées. On s’est mis à armer toutes les polices municipales, sans distinction. On voit arriver les drones, la reconnaissance faciale », énumère Laurent Mucchielli. Selon le directeur de recherches, le risque est que l’exceptionnel perdure. « Presque systématiquement, une fois que l’on a rogné les libertés individuelles et les entorses à notre arsenal juridique, on ne revient pas en arrière. Le risque est là ».

[...] Surveiller les manifestations, repérer les migrants sur les plages du Pas-de-Calais ou encore traquer les chauffards : au-delà du confinement, et passée la pandémie de coronavirus, l’usage de ces drones pourrait se propager à d’autres domaines de surveillance des populations. « On va prendre l’habitude de voir des objets qui volent au-dessus de nos têtes et surveillent nos allées et venues. Cela s’est déjà passé avec d’autres technologies telles que la vidéo surveillance, donc il n’y a aucune raison que ça ne continue pas », redoute le directeur de recherches au CNRS.

[...] Dans son livre Vous êtes filmés ! Enquête sur la vidéosurveillance, paru en 2018, le sociologue démontre que dans la plupart des grandes villes, on détourne la vidéosurveillance pour faire de la vidéo verbalisation. Se stationner en double file, doubler sur la ligne blanche : les infractions du quotidien sont rapidement repérées par l’objectif des caméras. « Dans des villes comme Nice ou Marseille, c’est même devenu la première fonction de ce dispositif, parce que c’est rentable. Il y a tout à parier que les drones suivront le même chemin ». Le décollage semble imminent. »

Le Conseil d’État ordonne la suspension de la surveillance par drones :

« Revirement de situation : début mai, deux associations de défense des libertés ont déposé une plainte contre la préfecture de Police de Paris, pointant une utilisation illégitime des drones pour faire respecter les mesures de confinement. Saisi, le juge des référés a d’abord rejeté le recours des associations, qui ont alors décidé de faire appel devant le Conseil d’État : une audience s'est ainsi tenue ce lundi 18 mai, et elle aura eu raison de la première décision du tribunal administratif. Jusqu’à nouvel ordre, les drones utilisés par les forces de l’ordre en France sont donc cloués au sol.

[...] Le Conseil d’État estime que ces drones présentent des risques d’un usage contraire aux règles de protection des données et des libertés individuelles. « Conformément aux motifs de la présente ordonnance, il est enjoint à l’État de cesser sans délai de procéder aux mesures de surveillance par drone du respect, à Paris, des règles de sécurité sanitaire applicables à la période de déconfinement », conclut l’ordonnance du Conseil d’État.

[...] La haute institution se permet d’ailleurs quelques recommandations : les drones pourraient redécoller à condition qu’un arrêté ministériel, pris après consultation de la Commission nationale de l'informatique et des libertés, encadre leur usage, ou que ces appareils se dotent de « dispositifs techniques de nature à rendre impossible, quels que puissent en être les usages retenus, l’identification des personnes filmées ». Le ministère de l’Intérieur, qui devrait prochainement se doter de 650 nouveaux drones, va donc devoir opter pour l’une ou l’autre de ces solutions. »

A Cannes, des caméras vérifient si vous êtes bien masqués :

« Ils ne le savaient pas mais ces derniers jours, les clients des trois marchés de Cannes faisaient l’objet d’une expérimentation en pleine épidémie de Covid-19. La cité des festivals s’est associée avec la start-up française Datakalab pour mettre au point, grandeur nature, le test d’une « technologie de détection des masques dans l’espace public », viennent de faire savoir l’entreprise et la collectivité.

[...] Depuis le 23 avril, des algorithmes sur de petites caméras comptabilisent le nombre de porteurs de ces protections et ceux qui en sont dépourvus. Et la ville jure que le dispositif, qui sera aussi déployé « dans les bus cette semaine », respecte le Règlement général sur la protection des données. Aucune image n’étant stockée, promet la collectivité. Sur un des dispositifs, un petit texte indique : « Vous pouvez vous opposer au traitement en faisant un 'non' de la tête ». Un flicage ? En tout cas un monitoring pour la mairie qui a entamé la distribution de masques alternatifs en tissu à la population cannoise. Selon le maire David Lisnard, le but est de « permettre d’évaluer quinze jours avant la sortie du confinement le port du masque comme complément aux gestes barrière indispensables ».

[...] Datakalab, société spécialisée dans l’intelligence artificielle, est en tout cas dans les starting-blocks pour déployer sa solution « partout, dans l’espace public, les hôpitaux, les transports, les gares, les aéroports, les centres commerciaux ou les stades ». Xavier Fischer, le PDG de la start-up insiste sur le fait que son système « respecte totalement les normes RGPD ». Il se compose de petites caméras et de mini-ordinateurs qui transmettent les données sur le port du masque en temps réel. « Mais les images sont traitées en local en 100 ms et on ne stocke aucune image », explique-t-il »


Technologies et Covid-19

Ambivalence du progrès, limites et perspectives